Tout à la fois philosophe, économiste, et ministre d’État, Turgot est une personnalité d’une envergure considérable. Collaborateur de l’Encyclopédie, ami proche de Voltaire, correspondant régulier de Condorcet, membre, bien malgré lui, de la Physiocratie, Turgot brilla d’une lumière rare au sein de la sphère intellectuelle française de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Tour à tour intendant à Limoges, dans le Limousin, puis ministre sous Louis XVI, il a aussi laissé, comme administrateur, une trace incomparable, comme l’explique Léonce de Laverne dans ce chapitre tiré des Économistes français du XVIIIe siècle. B.M.
Turgot
Anne-Robert-Jacques Turgot[1] , le plus célèbre des économistes français, était le troisième fils de Michel-Étienne Turgot, prévôt des marchands de la ville de Paris ; il naquit à Paris le 10 mai 1727. Sa famille remontait aux croisades. Son trisaïeul avait siégé comme président de la noblesse de Normandie aux états généraux de 1614. Son aïeul avait été intendant des généralités de Metz et de Tours. Son père s’est distingué, comme prévôt des marchands, par plusieurs travaux utiles, et notamment par la construction d’un égout qui fut comparé aux plus beaux ouvrages des Romains en ce genre. Jacques Turgot fut destiné à l’état ecclésiastique. Après avoir fait ses études dans le meilleur collège de Paris, il entra au séminaire de Saint-Sulpice, et passa du séminaire dans la maison de Sorbonne, où de jeunes bacheliers en théologie menaient une vie intermédiaire entre la règle monastique et la liberté mondaine, en se préparant à la licence. Il y eut pour condisciples, outre l’abbé Morellet, les abbés de Boisgelin, de Brienne, de Veri, de Cicé, qui devaient tous prendre un rang éminent dans le clergé. Lui-même aurait été évêque fort jeune, s’il avait persisté, mais quand le moment fut venu de s’engager dans les ordres, il refusa. Ses amis eurent beau lui représenter qu’il renonçait à une carrière brillante et toute tracée ; il répondit qu’il ne se sentait pas de vocation pour l’état ecclésiastique. « Faites ce que vous voudrez, leur dit-il ; quant à moi, il m’est impossible de me vouer à porter toute ma vie un masque sur le visage. »
Son penchant se déclara de bonne heure pour les études économiques, il le montra en écrivant à vingt-deux ans une lettre à l’un des deux abbés de Cicé sur le papier monnaie. Aucun des économistes n’avait encore rien publié ; la science de l’économie politique était à naître. Il venait de lire les trois lettres que l’abbé Terrasson avait publiées en faveur du système de Law en 1720, et il réfutait avec une précoce justesse les illusions qu’elles contenaient. « Le billet d’un négociant, avait dit l’abbé Terrasson, pouvant être refusé dans le commerce, ne circule pas comme l’argent, et par conséquent revient bientôt à sa source ; son auteur se trouve obligé de payer et se trouve privé du bénéfice du crédit. Il n’en est pas de même du roi : tout le monde étant obligé d’accepter son billet, et ce billet circulant comme de l’argent, il paye valablement par sa promesse même. » Voilà toute la théorie du papier-monnaie. Le jeune Turgot démontre parfaitement l’erreur et définit avec précision la nature de la monnaie ; il est vrai qu’il avait pour se guider l’exemple de ce qui était arrivé du système de Law.
L’année suivante (1750) ayant été élu prieur de Sorbonne, il dut faire deux discours en latin, l’un à l’ouverture, l’autre à la clôture des exercices publics. Il avait commencé par les écrire en français, on a conservé la version française. Il avait choisi pour sujet du premier les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain et pour sujet du second les progrès successifs de l’esprit humain. Au centre de l’orthodoxie catholique, en présence du clergé assemblé, ce séminariste de vingt-trois ans traitait avec ampleur et liberté ces deux grands sujets, qui n’avaient qu’un rapport fort éloigné avec la théologie. Au tableau du monde ancien, livré à tous les abus de la force, il opposait le tableau du monde moderne éclairé par les lumières de l’Évangile. Il se servait toujours de ce mot philosophique de christianisme au lieu du mot catholique de l’Église et considérait uniquement le christianisme au point de vue de ses conséquences temporelles. Il montrait que la religion chrétienne avait seule mis les droits de l’humanité dans tout leur jour, en opposant le grand principe de la charité aux violences du passé, et que, dans les temps nouveaux « les limites de cette religion sur la terre semblaient être celles de la douceur du gouvernement et de la félicité publique. »
Le nom même de la religion disparaît dans le second discours, et il ne reste que l’esprit humain se développant par sa force propre à travers les siècles. À la peinture des arts de la Grèce et du génie romain, succède la sombre nuit du Moyen âge suivi de l’éclatante aurore de la renaissance. Le jeune orateur célèbre avec enthousiasme l’invention de l’imprimerie, ainsi que les autres découvertes qui éclatent à la fois, la boussole, les horloges, les lunettes, les lettres de change, même la poudre à canon. « Enfin toutes les ombres sont dissipées ! Quelle lumière brille de toutes parts ! Quelle foule de grands hommes dans tous les genres ! » et quels sont les noms qui se pressent sous sa plume ? ceux de Galilée, de Képler, de Bacon, de Descartes, de Newton, de Leibnitz. Les voûtes de la Sorbonne durent s’étonner d’entendre un pareil langage. On ne nous dit pas cependant qu’il ait fait scandale. On a remarqué dans ce discours, à propos des colonies phéniciennes, ce passage prophétique : « Les colonies sont comme les fruits qui ne tiennent à l’arbre que jusqu’à la maturité ; devenues suffisantes à elles-mêmes, elles font ce que fit Carthage, ce que fera un jour l’Amérique. » Cette prédiction était déjà dans Montesquieu ; elle se retrouvera quelques années plus tard dans l’Ami des hommes, et deviendra dans la suite du siècle une sorte de lieu commun.
Il quitta l’habit ecclésiastique en 1751, et fut nommé, par le crédit de sa famille, conseiller au parlement à vingt-cinq ans. L’année suivante, il entra au conseil d’État, comme maître des requêtes. Dans ces positions nouvelles, il continua les études qu’il avait commencées au séminaire. Il a laissé l’esquisse développée de deux grands ouvrages, l’un qu’il appelait Géographie politique, l’autre qui devait être une suite de Discours sur l’histoire universelle, où il se proposait de refaire à sa manière le magnifique exposé de Bossuet. Outre ces travaux sur la philosophie de l’histoire, il écrivit plusieurs articles pour l’Encyclopédie qui commençait à paraître. Le premier, Étymologie, contient tout un cours de philologie comparée, étude qu’il a toujours eue en prédilection. Le second, Existence, est un traité de métaphysique, où il réfute de scepticisme ingénieux de Berkeley. Dans le troisième, Foires et marchés, l’économiste se montre tout entier ; il soutient le principe de l’entière liberté des marchés, et démontre que les grandes foires, comme il en existait encore quelques-unes, sont plutôt un signe de gêne que de prospérité pour le commerce destiné à se répandre partout à la fois. Dans le quatrième, Fondation, le plus hardi de tous, il se prononce contre les fondations perpétuelles qui n’ont le plus souvent d’autre objet que de satisfaire la vanité du fondateur et qui, dans tous les cas, ne peuvent pas enchaîner à jamais la liberté des générations futures. « Si tous les hommes qui ont vécu, dit-il énergiquement, avaient eu un tombeau, il aurait bien fallu pour trouver des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer la cendre des morts pour nourrir les vivants. »
Ici se présente un premier exemple de cet esprit absolu que Turgot devait trop souvent montrer par la suite. Il applaudit avec raison à l’édit de 1749 qui mettait des limites aux fondations particulières, mais la volonté du fondateur une fois reconnue et consacrée par la loi, on ne doit pas y toucher sans nécessité. Certaines fondations deviennent nuisibles ou ridicules avec le temps ; d’autres au contraire prennent en vieillissant un caractère plus utile et plus vénérable. La révolution s’est appuyée sur les principes de Turgot pour effacer pêle-mêle toutes les fondations bonnes ou mauvaises ; il eut probablement condamné lui-même une application si violente de ses idées.
Ces articles paraissaient dans l’Encyclopédie en même temps que ceux de Quesnay. Turgot avait le projet d’en écrire d’autres, mais quand l’Encyclopédie fut interdite par l’autorité, il s’abstint. Il publia alors une traduction des questions sur le commerce d’un économiste anglais, Josias Tucker ; cet écrit traitait de la naturalisation des protestants étrangers en Angleterre, et en le traduisant, il avait pour but de faire connaître à la fois une œuvre d’économie politique et un exemple de tolérance religieuse. Très versé dans la connaissance de la langue et de la littérature anglaise, il lisait dans l’original les principaux écrits anglais, et sur la fin de sa vie, il correspondait avec les anglais et les américains les plus illustres, Adam Smith, Franklin, le docteur Price et autres. On lui attribue sur Franklin le vers si connu :
Eripuit caelo fulmen sceplrumque tyrannis.
À la suite des longues querelles entre le parlement et le clergé au sujet des refus de sacrements, le gouvernement fut sur le point d’ordonner au clergé de subir les exigences du parlement, et lui accordant en échange le renouvellement des anciennes ordonnances contre les protestants ; c’était compenser une mesure oppressive par une autre. Turgot entreprit de l’empêcher. Il écrivit et fit tirer à un petit nombre d’exemplaires une brochure intitulée : Le Conciliateur, ou lettres d’un ecclésiastique à un magistrat. Il avait pris pour devise ces mots de Fénelon : « Nulle puissance humaine ne peut forcer le retranchement de la liberté du cœur. Quand les rois se mêlent de la religion, au lieu de la protéger, ils la mettent en servitude. » Il y soutenait cette double thèse que le clergé avait le droit de repousser, par tous les moyens de la puissance ecclésiastique, ce qu’il considérait comme des erreurs, et qu’en même temps les citoyens non-catholiques avaient le droit de jouir de la tolérance civile pour leurs opinions religieuses. Il fit distribuer ce petit écrit aux ministres et aux conseillers d’État ; le roi lui-même le lut, dit-on. Les persécutions s’arrêtèrent, et la lutte s’apaisa d’elle-même. Le Conciliateur fut réimprimé par Condorcet, en 1788, à propos de la mesure qui rendait l’état civil aux protestants, et on en fit une troisième édition, en 1791, pour calmer l’irritation contre le clergé insoumis, mais cette fois, il manqua son effet ; les persécutions contre le clergé ne s’arrêtèrent pas.
Il vivait à Paris dans la société de Mme Geoffrin et y connut tous les hommes célèbres de son temps. Il s’y était fait, par la nature de son esprit, une place à part. La notice qu’il écrivit sur Gournay n’est pas moins remarquable par l’expression de ses propres idées que par les notions qu’elle donne sur le promoteur de la liberté commerciale. Un passage surtout mérite l’attention. « La constitution républicaine de l’Angleterre, disait-il, met des obstacles à la réformation de certains abus. » On voit poindre dans ces mots le futur ministre qui n’admettra aucun tempérament à l’autorité royale. Un autre passage de la même notice contient une sortie assez vive contre les adversaires des doctrines économiques. « M. de Gournay mériterait la reconnaissance de la nation quand elle ne lui aurait d’autre obligation que d’avoir tourné les esprits du côté des connaissances économiques. Si ses principes sont jamais pour la France, comme ils l’ont été pour la Hollande et l’Angleterre, une source d’abondance et de prospérité, nos descendants sauront que la reconnaissance en sera due à M. de Gournay. La résistance que ces principes ont éprouvée a donné occasion de le représenter comme un enthousiaste et un homme à système. Ce nom d’homme à système est devenu une espèce d’arme dans la bouche de toutes les personnes prévenues ou intéressées à maintenir quelques abus. Il est cependant vrai que tout homme qui pense a un système, un homme qui n’aurait aucun système ou enchaînement dans les idées ne pourrait être qu’un imbécile ou un fou. »
Le moment approchait où il allait passer de la spéculation à l’action. En 1761, sous le ministère du duc de Choiseul, il fut nommé intendant de Limoges par le contrôleur général Bertin. Il écrivit à Voltaire : « J’ai le malheur d’être intendant, je dis le malheur, car dans ce siècle de querelles, il n’y a de bonheur qu’à vivre philosophiquement entre l’étude et ses amis. C’est à Limoges qu’on m’envoie ; j’aurais mieux aimé Grenoble, qui m’aurait mis à portée de faire des petits pèlerinages à la chapelle de Confucius (Ferney). » Voltaire lui répondit : « Un de vos confrères vient de m’écrire qu’un intendant n’est propre qu’à faire du mal ; j’espère que vous prouverez qu’il peut faire beaucoup de bien. » Il y avait en effet beaucoup de bien à faire, et il en fit beaucoup. La généralité de Limoges, la plus pauvre de France, comprenait les deux départements actuels de la Haute-Vienne et de la Corrèze, avec une partie de la Creuse et de la Charente. C’est encore aujourd’hui une de nos régions les moins prospères, et cependant, depuis un siècle, elle a fait de sensibles progrès. Elle avait tout au plus 500,000 habitants, répartis sur une immense étendue de 1,500,000 hectares ; elle en a 800,000 aujourd’hui. L’intendance de Turgot dura treize ans ; en quittant la province, il ne la laissa pas beaucoup plus riche qu’il ne l’avait prise, ce n’est pas en si peu de temps que se réparent des maux invétérés, mais il avait préparé un meilleur avenir. Dupont de Nemours a recueilli avec un soin pieux toute la partie conservée de sa correspondance administrative ; c’est ce que lui-même appelait en plaisantant ses œuvres limousines.
Il avait à peine eu le temps de commencer ses travaux quand sa mère obtint pour lui l’intendance de Lyon, bien plus importante que celle de Limoges. Il refusa, pour se livrer tout entier à la pauvre province qui avait tant besoin de lui ; la lettre qu’il écrivit à ce sujet au contrôleur général (août 1762) ne ressemble guère à celles qu’écrivent en pareil cas les fonctionnaires de tous les temps. « Cette place me paraîtrait certainement très désirable en elle-même ; j’y acquerrais une augmentation considérable de revenu, un séjour beaucoup plus agréable, et par la différence des circonstances où se trouvent les deux généralités, une grande diminution de travail. Mais tous ces avantages sont balancés par une circonstance dont j’ai eu l’honneur de vous dire un mot, lorsque vous avez bien voulu me parler de Rouen, et qui a été un des plus forts motifs pour m’empêcher alors de profiter de vos bontés. Vous n’ignorez pas la situation où j’ai trouvé la généralité de Limoges. J’ai commencé un très grand travail, sans avoir pu encore rien achever ; si, comme j’ai lieu de l’espérer, vous êtes dans l’intention d’établir en Limousin le système de la taille tarifée sur des bases plus solides que par le passé, je sacrifierai avec grand plaisir les avantages et les agréments que je trouverais dans l’intendance de Lyon, et je vous prierai de me laisser à Limoges à la suite du travail que vous m’avez permis d’entreprendre. »
Le Limousin, longtemps livré aux abus de la taille arbitraire, jouissait en principe de la taille tarifée, établie par M. de Tourny, un des prédécesseurs de Turgot. Mais cette immense opération, qui supposait une estimation de tous les fonds, n’avait pu s’accomplir avec une exactitude suffisante. Les deux tiers seulement de la généralité avaient été arpentés sous l’administration de M. de Tourny et les estimations faites à la hâte. Dans certaines paroisses la taille s’élevait à un sous pour livre du revenu, et dans d’autres à cinq sous pour livre. Depuis vingt-deux ans, on avait négligé de tenir compte des changements de propriété survenus par vente ou par succession. Tous les reproches qu’on adresse aujourd’hui au cadastre, on les adressait avec plus de raison à cet essai imparfait. Les frais du premier arpentement avaient été supportés par les propriétaires, à raison de trois sous par journal. Turgot pensa qu’on ne pouvait leur demander une seconde fois le même sacrifice ; il sollicita et obtint une remise de 60,000 livres par an sur la capitation de la province, pour subvenir aux frais du nouveau cadastre.
Outre les défauts de la répartition, le montant général de la taille excédait les ressources locales. Pendant toute la durée de son administration, Turgot appela tous les ans l’attention du conseil sur cette situation, en demandant des dégrèvements. Proportionnellement aux généralités voisines, celle de Limoges était, selon lui, surchargée de près de 600,000 livres. Pour expliquer cette inégalité, il rappelait que, dans d’autres temps, le Limousin avait joui d’une plus grande prospérité ; le commerce des bestiaux entre autres avait été beaucoup plus florissant. D’après son calcul, les impositions de la généralité absorbaient la moitié du produit net des terres, et la part du roi égalait celle des propriétaires. La plus grande partie du sol était inculte ; le reste ne produisait que du seigle, du blé noir et des châtaignes, et on ne pouvait s’y procurer de l’argent que par la vente du bétail. Il n’obtint pas tous les dégrèvements qu’il demandait, mais il en obtint environ la moitié, et la province lui dut un allégement sensible de ses charges.
Après la taille, le tirage à la milice passait pour le plus grand fléau des campagnes, car le Limousin était affranchi de la Gabelle. Moins lourd en réalité que de nos jours, puis qu’il n’était usité que pour la milice, l’armée proprement dite se recrutant par l’enrôlement volontaire, le tirage au sort soulevait dans le peuple une vive répugnance. Chaque tirage amenait une sorte de guerre civile entre les paysans ; ceux que le sort avait désignés se réfugiaient dans les bois, où ils menaient une vie vagabonde, et les autres allaient les chercher à main armée, pour échapper eux-mêmes à la nécessité de servir. Quand venait le moment d’assembler les bataillons, il fallait que les syndics des paroisses amenassent leurs miliciens escortés par la maréchaussée et quelquefois garrottés. De crainte d’affaiblir le recrutement de l’armée, on avait interdit dans la milice le remplacement. Turgot prit sur lui de corriger à cet égard les ordonnances ; il autorisa le remplacement dans sa généralité. La population envisagea avec moins de terreur la chance du sort, quand il fut possible d’y échapper au moyen d’une cotisation. « J’ai eu la satisfaction, écrivait-il vers la fin de son intendance, que les miliciens se sont rendus seuls et volontairement aux assemblées, que le secours de la maréchaussée, autrefois si nécessaire, a été tout à fait inutile, et que le plus grand nombre de ces nouveaux soldats a montré la plus grande émulation pour entrer dans les grenadiers. »
Un de ses moyens favoris d’administration consistait à se servir des curés ; il y voyait des correspondants naturels dans chaque paroisse. Il leur adressa plusieurs circulaires : « Personne, leur disait-il, n’est plus à portée que MM. les curés, par leur état, par l’éducation distinguée que cet état exige, par la confiance que leur ministère inspire au peuple, de bien connaître sa situation et les moyens de la rendre meilleure. Comme l’administration ne doit pas avoir un autre but, il est certain qu’ils pourraient lui fournir bien des secours et des lumières très précises. Ils pourraient aussi rendre de grands services aux sciences, aux arts, au commerce, et surtout à l’agriculture, puisqu’ils sont seuls à portée de faire une foule d’observations qui échappent aux habitants des villes. Les instructions qu’ils pourraient donner aux paysans, en leur communiquant les découvertes et les nouvelles pratiques dont l’utilité aurait été éprouvée, seraient encore très avantageuses aux progrès de la science économique. Je me flatte que MM. les évêques ne pourront que savoir gré aux curés d’être entrés dans de pareilles vues, et je les prierai de vouloir bien leur en témoigner leur satisfaction. » Le concours des curés lui fut en effet très utile, il se servit habituellement de cet intermédiaire pour communiquer avec les habitants des campagnes.
Les transports des équipages militaires s’exécutaient par ce qu’on appelait alors des corvées et qu’on a appelé plus tard des réquisitions. Les habitants des paroisses situées sur le passage des troupes devaient fournir gratuitement leurs animaux de travail et leurs voitures. L’intendant de Limoges voulut préserver sa généralité de ces exactions. Il s’appuya sur l’exemple des États du Languedoc qui traitaient avec des entrepreneurs chargés de ces transports pour un prix convenu ; l’intendant de Franche-Comté avait importé le même usage dans sa généralité, mais on ne l’avait encore étendu à aucun autre. Moyennant un faible supplément d’impôt sur l’ensemble des contribuables, Turgot délivra les malheureuses paroisses que leur situation condamnait à une charge écrasante. Son système fut approuvé par le gouvernement, et plusieurs intendants, notamment à Montauban et à Bordeaux, l’adoptèrent. Devenu ministre, il le généralisa ; le transport des équipages militaires se fit désormais à prix d’argent dans tout le royaume. Il donna encore le signal d’une autre réforme du même genre. On avait trouvé commode d’obliger les habitants à loger les troupes, ce qui entraînait toutes sortes de vexations et de désordres. Il fit construire des casernes à Limoges, y concentra les troupes disséminées dans la généralité, et affranchit encore les habitants de cette servitude.
On sait quel a été le cri général des économistes contre l’usage des corvées pour les travaux des routes. Déjà un intendant de Caen, M. de Fontette, avait donné aux corvéables l’option entre la prestation en nature et le rachat en argent, la plupart avaient préféré le rachat. Turgot voulut faire un pas de plus ; s’appuyant sur une ordonnance de 1737 qui permettait aux intendants de faire exécuter les travaux par des entrepreneurs, aux frais des paroisses, il prit sur lui de supprimer les corvées pour les chemins dans sa généralité en les remplaçant par un impôt additionnel à la taille. Le gouvernement le laissa faire. Ce changement rencontra d’abord quelque résistance, mais tout plia devant la volonté de l’intendant. En onze ans, il fit faire cent soixante lieues de routes dans le pays le plus difficile. Pour les entretenir, il plaça des cantonniers de trois en trois lieues ; cette seconde innovation réussit également.
En bon disciple de Quesnay, il attachait à l’agriculture une importance particulière. Limoges possédait une des premières sociétés d’agriculture établies en France ; il la présidait assidûment et l’animait de son esprit. Par ses soins, la société mit au concours plusieurs questions importantes pour l’économie rurale. Lui-même prit part à la discussion de l’une des questions proposées, sur les avantages et les inconvénients de l’impôt indirect. Il établit tout un système de récompenses pour la destruction des loups, nombreux en Limousin, et travailla avec succès à la destruction du papillon du blé qui exerçait de grands ravages en Angoumois. Il essaya de répandre, par des distributions de graines, la culture des prairies artificielles ; avant Parmentier, il s’efforça de vaincre les préjugés répandus contre la pomme de terre. En même temps, il ne négligeait pas le commerce et l’industrie. Il contribua un des premiers à l’établissement des manufactures de porcelaine qui sont devenues avec le temps la principale richesse du pays et une de nos richesses nationales. Nous avons une correspondance curieuse entre lui et Trudaine, alors directeur du commerce, sur le genre d’encouragement à donner aux manufactures de Limoges. On y voit ces deux hommes également pénétrés du principe de la liberté du commerce, également ennemis des privilèges et des monopoles ; le premier ministre, M. de Choiseul, dont le nom revient plusieurs fois dans cette correspondance, partageait ces idées.
On est frappé, quand on lit les lettres de Turgot aux ministres, du ton de liberté qui y règne. Ce n’est pas un inférieur qui parle, c’est un égal ; quelquefois même, on dirait un supérieur. Ce ton est surtout sensible dans ses Observations sur un projet crédit portant abonnement des vingtièmes. Il y discute pas à pas chacune des dispositions de l’édit projeté et propose d’y substituer le système favori des économistes, la conversion de la taille et des vingtièmes en une subvention territoriale n’admettant aucun privilège. Une autre fois, il écrivait à l’abbé Terray, contrôleur général des finances, qui ne se prêtait pas assez à ses idées de réforme : « Vous avez votre réputation d’homme éclairé et de ministre sage à conserver ; mais surtout vous avez à répondre au public, au roi et à vous-même du sort de la nation entière, du dépérissement de la culture, de la déprédation du revenu des terres, et par contre-coup de toutes les branches d’industrie, de la diminution des salaires, de l’inaction d’une foule de bras, de la non-valeur des revenus du roi, par l’excessive difficulté de lever les impôts. » Il poussait même ici la franchise jusqu’à l’injustice, car il exagérait la responsabilité du ministre à propos d’abus anciens et qui ne pouvaient pas disparaître en un jour. On souffrirait difficilement aujourd’hui un pareil langage de la part d’un préfet.
Peu favorable aux impôts de consommation en général, il ne pouvait voir qu’avec déplaisir les droits d’octroi perçus à l’entrée des villes. Une circulaire du contrôleur général ayant prescrit aux intendants de vérifier si les octrois existants avaient été dûment autorisés, il saisit cette occasion pour appeler l’attention du gouvernement sur les abus de tout genre qu’entraînait la perception de cet impôt. Ne pouvant pas demander l’abolition des octrois, il demandait au moins que les tarifs fussent révisés et rendus moins lourds pour le peuple (1772). « Je ne vous dissimulerai pas, disait-il au ministre, que tous ces droits sur les consommations me paraissent un mal en eux-mêmes, que de quelque manière qu’ils soient imposés, ils me paraissent toujours retomber sur les revenus des terres, que par conséquent il vaudrait beaucoup mieux les supprimer entièrement que les réformer ; la dépense commune des villes devrait être payée par les propriétaires du sol de ces villes et de leur banlieue, puisque ce sont eux qui en profitent véritablement. Mais les idées ne sont pas encore assez généralement fixées sur les principes à suivre dans l’établissement des impositions pour que l’on puisse proposer, dans ce moment, un changement si considérable. En attendant, et puisqu’il faut qu’il y ait des droits d’octroi, il faut du moins que ces droits soient établis de la manière qui entraîne le moins d’inconvénients. » Plus tard, quand il fut ministre, il réduisit tant qu’il put les droits d’octroi.
Une horrible disette se déclara en 1770 dans la généralité et vint lui imposer de nouveaux devoirs. Les seigles, les blés noirs, les châtaignes, manquèrent presque complétement. Turgot, effrayé, envoya en toute hâte des instructions pour établir dans chaque paroisse des bureaux de bienfaisance. Il sollicita et obtint des secours du gouvernement et s’en servit pour faire ouvrir sur les routes des ateliers de charité. Le parlement de Bordeaux, ayant cru porter remède à la disette en défendant à tous les marchands, fermiers et propriétaires, de vendre leurs blés ailleurs que sur les marchés, il fit casser cet arrêt par le conseil d’État, comme contraire à l’édit de 1763 sur la liberté du commerce des grains. Les propriétaires frappés dans leurs revenus paraissaient disposés à abandonner les métayers à leur détresse ; il rendit une ordonnance pour leur enjoindre de garder et de nourrir jusqu’à la récolte suivante les colons et leurs familles, disposition rigoureuse qui montre toute la gravité du mal. Il obtint du parlement de Bordeaux un arrêt pour réduire le paiement des rentes de l’année, autre mesure arbitraire que pouvait seule excuser la nécessité. Il fit acheter des grains de tous côtés et les fit diriger vers la province ; il poussa la prévoyance jusqu’à envoyer des instructions pour les diverses préparations que pouvait recevoir le riz, sorte de grain inconnu jusqu’alors dans le pays.
Ces efforts n’empêchèrent pas la disette, mais ils empêchèrent la famine. Les grains montèrent au quadruple de leur prix ordinaire. La récolte de 1770 n’ayant pas été bien meilleure que la précédente, la disette dura encore un an. Turgot avait épuisé toutes ses ressources et s’était endetté personnellement de 20,000 livres. En rendant compte de ses opérations au contrôleur général, il lui disait : « C’est avec beaucoup de peine que je vous présente un déficit. J’ai reçu dans le cours de deux années 386,000 livres. Avec cette somme, dans le courant de ces deux années, j’ai fait entrer dans la généralité des grains de diverses natures, du riz et des fèves pour la valeur de 890,248 livres ; j’ai fait exécuter pour 303,400 livres d’ouvrages, et j’ai distribué pour 47,200 livres d’aumônes ; en sorte que la totalité des opérations monte à 1,240,000 livres. J’ose me flatter qu’un déficit de moins de 90,000 livres sur des opérations de plus de 1,240,000, vous étonnera moins, et que vous jugerez moins défavorablement de mon économie. Peut-être même vous paraîtrai-je mériter quelque approbation ; c’est la principale récompense que je désire de mon travail. »
Il occupait les loisirs de son intendance par toute sorte de travaux littéraires et scientifiques. On voit par sa correspondance qu’en 1771, il travaillait à traduire le quatrième livre de l’Énéide en vers métriques français, sur le modèle des hexamètres latins. Hardi et original en tout, il s’était fait un système sur ce mode de versification qui ne paraît pas conforme au génie de notre langue. Curieux d’avoir sur son travail l’opinion de Voltaire, il le lui envoya sous un pseudonyme ; Voltaire répondit avec politesse, mais refusa de s’expliquer.
Il traduisit aussi en vers ordinaires des fragments des Géorgiques, avant Delille qui lui emprunta quelques vers, ainsi que des odes d’Horace et des élégies de Tibulle. Il aimait cet exercice de la traduction et s’y appliquait avec succès. Avant d’être nommé intendant, il avait publié, sous le nom de son maître d’allemand, une traduction de la Mort d’Abel et des idylles de Gessner, qui venaient de paraître en Allemagne, en y joignant une préface où il appréciait avec goût la prose mesurée de l’auteur.
Les jésuites établis en Chine avaient envoyé en France deux jeunes Chinois très intelligents, pour y faire leurs études. Leur éducation terminée, ces jeunes gens retournèrent dans leur patrie, avec une pension du gouvernement français. Turgot, curieux de connaître le véritable état de la société en Chine, rédigea pour eux un questionnaire sur l’état de la culture, les arts, l’histoire naturelle, etc. De plus il écrivit, pour leur servir de guide dans leurs recherches, une espèce de catéchisme économique intitulé : Réflexions sur la formation et la distribution des richesses. Ce petit ouvrage, imprimé en 1766, dans les Éphémérides, parut intéressant pour d’autres que des Chinois ; il eut en peu de temps quatre éditions. C’est tout un traité élémentaire d’économie politique, d’après les principes de Quesnay ; il est divisé en cent paragraphes ou propositions fondamentales, accompagnées d’un commentaire de quelques lignes. On y retrouve la fameuse distinction entre la classe productive et la classe stérile que Turgot appelle stipendiée, ce qui ne vaut guère mieux ; il y avait ajouté des considérations lumineuses sur l’emploi des capitaux, l’office de la monnaie et l’intérêt de l’argent. C’est là que se trouve cette admirable phrase si souvent citée : « On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée ; les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et vallons, paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. »
Les dernières années de son intendance furent marquées par son mémoire au conseil d’État sur les Prêts d’argent et par ses lettres à l’abbé Terray sur la liberté du commerce des grains et sur la marque des fers.
En 1769, dans la ville d’Angoulême qui appartenait à la généralité de Limoges, des débiteurs infidèles intentèrent un procès criminel à leurs créanciers pour intérêts usuraires. La magistrature locale accueillit ces plaintes que justifiait l’état de la législation, et il en résulta une sorte de terreur parmi les prêteurs. De là, une absence générale d’argent sur la place, l’interruption de tout commerce, une suspension générale de payements. Témoin de cette crise, Turgot écrivit au conseil d’État pour l’inviter, comme tribunal supérieur, à évoquer l’affaire et à interdire les poursuites. Il fit remarquer que le taux de l’intérêt était généralement élevé sur la place d’Angoulême, et il en donna la raison. Cette ville que sa situation sur la Charente aurait dû rendre très commerçante, l’était au contraire fort peu. Toute famille un peu aisée trouvait à y acquérir la noblesse en parvenant à la mairie. « Dès qu’un homme a fait fortune par le commerce, il s’empres-se de le quitter pour devenir noble. Les capitaux qu’il avait acquis sont bientôt dissipés dans la vie oisive attachée à son nouvel état, ou du moins ils sont perdus pour le commerce. Le peu qui reste est donc tout entier entre les mains de gens presque sans fortune, qui ne peuvent emprunter qu’à très gros intérêts, tant à cause de la rareté effective de l’argent que du peu de sûreté qu’ils peuvent offrir aux prêteurs. » En fait, le taux courant de l’intérêt s’élevait à huit, neuf et même dix pour cent.
Ces arguments frappèrent le conseil d’État, il supprima la procédure commencée et défendit d’en intenter de pareilles à l’avenir. Mais Turgot avait été plus loin ; à l’occasion du procès d’Angoulême, il avait traité dans son mémoire la question générale, en demandant une loi qui rendit l’intérêt libre dans tout le royaume. Une pareille mesure soulevait d’énormes difficultés ; les théologiens n’avaient pas encore admis en principe l’intérêt de l’argent, et des jurisconsultes éminents, comme Domat et Pothier, avaient exprimé la même répugnance. Au fond le conseil d’État partageait l’avis de Turgot, puisqu’il lui donnait satisfaction pour la question spéciale, mais on recula devant une loi. Turgot lui-même, quand il devint ministre, n’osa pas tenter l’aventure. Un siècle s’est écoulé depuis le mémoire sur les prêts d’argent, et la question n’est pas encore résolue. Elle mûrit lentement dans les esprits éclairés, mais si le suffrage universel était appelé à la décider, elle attendrait encore au moins un siècle. Deux grandes conquêtes ont été obtenues depuis Turgot, les théologiens acceptent le principe de l’intérêt qu’ils repoussaient autrefois, et les jurisconsultes, malgré l’autorité de Pothier, sont au moins partagés.
Une ardente polémique s’était élevée contre l’édit de 1764 qui permettait l’exportation des céréales, jusqu’au moment où des prix déterminés seraient atteints à l’intérieur. Malgré les efforts des économistes, l’opinion publique, facile à s’alarmer en matière de subsistances, se prononçait contre la liberté d’exportation. Le dernier coup fut porté à l’édit par la disette de 1770. L’abbé Terray, contrôleur général, résolut de le révoquer. Avant de s’y décider, il consulta les intendants. Quoique placé au milieu du pays où la disette sévissait avec le plus de force, Turgot écrivit au ministre sept longues lettres pour combattre le projet de révocation. Nous n’en possédons que quatre ; les trois autres ont été plus tard communiquées par Turgot lui-même au roi Louis XVI, pour le décider à rétablir la liberté du commerce des grains, et se sont malheureusement perdues. L’abbé Terray loua beaucoup ces lettres et les proposa comme modèles aux autres intendants, mais il n’en suspendit pas moins l’édit de 1764, et, dans l’intérêt de la paix publique, il fit bien. Nous ignorons quelles furent les réponses des autres intendants ; suivant toute apparence, ils se prononcèrent tous ou presque tous pour la suspension. Dans l’état des esprits, on ne pouvait la refuser sans risquer la guerre civile, et Turgot lui-même devait en faire plus tard l’expérience. C’est pendant une tournée dans un pays sauvage, misérable, sans chemins, presque sans gîtes, au milieu d’une saison déjà rude dans ces régions, qu’il écrivit ces lettres. Rien ne montre mieux l’ardente conviction qui l’animait. Dès le début, il essayait de se défendre contre l’accusation de paradoxe et de parti pris. « Je vois bien, disait-il au ministre, que ceux qui, depuis quelque temps, parlent et écrivent contre la liberté du commerce des grains, affectent de ne regarder cette opinion que comme celle de quelques écrivains qui se sont donné le nom d’économistes, et qui ont pu prévenir contre eux une partie du public, par l’air de secte qu’ils ont pris assez maladroitement et par un ton d’enthousiasme qui déplaît toujours à ceux qui ne le partagent pas, quoiqu’il soit en lui-même excusable et qu’il parte d’un motif honnête. Il est vrai que ces écrivains ont défendu avec beaucoup de zèle la liberté du commerce des grains, et leur enthousiasme n’a pas empêché qu’ils n’aient développé avec beaucoup de clarté une foule d’excellentes raisons ; mais vous êtes trop instruit pour ne pas savoir que cette opinion a été adoptée longtemps avant eux et avec beaucoup de réflexion par des gens fort éclairés. Ce n’est certainement pas sans y avoir beaucoup pensé que la loi qui va jusqu’à provoquer et récompenser l’exportation a été adoptée par le parlement d’Angleterre en 1689. »
Dans une autre circulaire, le contrôleur général ayant demandé aux intendants un rapport sur l’état des forges dans leur généralité et sur les moyens de donner plus d’activité à cette industrie, Turgot ne manqua pas de saisir cette occasion pour faire un nouveau plaidoyer en faveur de la liberté du commerce. Le ministre avait reçu de différentes provinces des représentations multipliées sur la faveur que les fers étrangers obtenaient, disait-on, au préjudice des fers nationaux. « Je conçois en effet, disait Turgot, que les maîtres de forges imaginent qu’ils gagneraient davantage s’ils avaient moins de concurrents. Il n’est point de marchand qui ne voulut être seul vendeur de sa denrée. Si on les écoute, et on ne les a que trop écoutés, toutes les bran-ches du commerce seront infectées de ce genre de monopole. » Suivait une vigoureuse démonstration des avantages de la liberté, où les partisans des prohibitions étaient tout simplement traités d’imbéci-les : « Ils ne voient pas que toutes les associations de gens du même métier ne manquent pas de s’autoriser des mêmes prétextes pour obtenir du gouvernement la même exclusion des étrangers ; ils ne voient pas que dans cet équilibre de vexations et d’injustices contre tous les genres d’industrie, où les artisans et les marchands de chaque espèce oppriment comme vendeurs et sont opprimés comme acheteurs, il n’y a de profit pour aucune partie, mais il y a une perte réelle pour la totalité du commerce national. »
Comme encouragement plus efficace, il demandait la suppression des droits perçus sur les fers nationaux, sous prétexte de constater leur qualité, et qu’on appelait la marque des fers. Au milieu de considérations fort justes et fort bien exprimées, il commettait une erreur de fait qui devait nuire beaucoup à ses idées ; il paraissait admettre que la fabrication du fer ne pouvait pas prendre en France de grands développements. « À mesure que les bois deviennent rares, à mesure qu’ils acquièrent de la valeur par de nouveaux débouchés, par l’ouverture des chemins, des canaux navigables, par l’augmentation de la culture, de la population, la fonte et la fabrication du fer doivent être moins lucratives et diminuent peu à peu. Le commerce des fers est assigné par la nature aux peuples nouveaux, à ceux qui possèdent de vastes forêts incultes, éloignées de tout débouché. Si cette décadence du commerce des forges, suite de l’augmentation des richesses, des accroissements de la population, de la multiplication des débouchés, était un malheur, ce serait un malheur inévitable qu’il serait inutile de chercher à prévenir, mais ce n’est point un malheur, si ce commerce ne tombe que parce qu’il est remplacé par d’autres productions plus lucratives. » Cette théorie, juste en règle générale, ne devait pas s’appliquer au fer, puisque la production a surtout fait d’immenses progrès dans des pays très riches et très peuplés, comme l’Angleterre et la Belgique ; Turgot n’avait point prévu l’emploi de la houille, et même pour le fer au bois, il s’exagérait l’effet de la concurrence. C’était accorder sans nécessité au système prohibitif un de ses arguments les plus plausibles.
Il écrivit enfin vers le même temps son mémoire sur les Mines et carrières. Il y développait cette thèse que tout propriétaire a le droit exclusif d’ouvrir des fouilles sur son terrain et qu’une fois la mine ouverte, l’exploitant doit avoir, comme premier occupant, le droit de prolonger ses fouilles sous le terrain d’autrui à condition de ne causer aucun dégât à la surface. Ce système excluait le droit de l’État sur la propriété des mines, tel qu’il résultait de la loi romaine. La loi de 1810 a fait prévaloir au contraire la tradition du droit romain. Il y a évidemment, dans cette question ardue, plusieurs intérêts à concilier, et les termes de la conciliation peuvent varier. Si l’opinion de Turgot peut paraître trop absolue, la loi de 1810 a été trop loin dans un sens opposé. On peut consulter utilement les législations étrangères et en particulier la législation anglaise, qui se recommande par l’immense développement de l’exploitation des mines et qui se rapproche des idées de Turgot. C’était encore à propos d’une question locale, la concession à faire d’une mine de plomb dans la généralité de Limoges, que l’intendant avait été amené à présenter une théorie sur la réforme de la législation des mines. Telle était son habitude sur tout sujet, et il ne paraît pas que les ministres du temps y aient trouvé à redire.
Jusqu’ici nous n’avons eu qu’à louer dans les écrits et les actes de Turgot ; nous arrivons à la grande épreuve qui fait toujours le même honneur à ses lumières, mais qui n’est pas aussi favorable à son jugement pratique. Il va cesser d’être intendant pour devenir ministre. Tout ce qu’il a fait dans la généralité de Limoges a suffisamment réussi, parce qu’il n’a rencontré aucun obstacle. Transporté sur un plus grand théâtre, il va échouer. Le plus grand tort reviendra sans doute à ses adversaires, mais lui-même méritera son sort par un excès de raideur. Autant Quesnay avait été excusable d’accepter de son temps le pouvoir absolu, autant il devenait imprudent de s’y attacher vingt-cinq ans après. Le gouvernement monarchique avait perdu, avant la mort de Louis XV, toute autorité morale. La nation aspirait à la liberté politique, et, quand une nation en est là, rien ne peut la satisfaire hors de cette liberté. Les meilleures réformes du monde perdent tout leur prix, quand elles émanent d’un pouvoir décrié. C’est ce que Turgot eut le malheur de ne pas comprendre ; il crut pouvoir se servir comme ministre de l’autorité qu’il avait exercée comme intendant, mais le temps était passé.
Louis XV mourut le 10 mai 1774. Le nouveau roi n’avait que vingt ans ; il appela auprès de lui M. de Maurepas, disgracié par Louis XV pour avoir chansonné Mme de Pompadour ; Maurepas fit nommer Turgot ministre de la marine. L’administration de l’intendant de Limoges lui avait fait une grande réputation, même à la cour. Il ne passa qu’un mois à la marine, et en sortit pour le contrôle général des finances, le plus important des ministères. Dans ce court passage, il ne put prendre aucune mesure qui mérite d’être rappelée, mais ses biographes nous apprennent qu’il avait conçu de grands projets. Il voulait, dit-on, faire construire en Suède la plus grande partie de nos navires, parce qu’on les obtenait à bien meilleur marché que chez nous, idée conforme à la rigueur des principes économiques, mais naturellement fort peu populaire dans les ports où se trouvaient des chantiers pour les constructions navales. Il voulait aussi abolir le régime colonial, et faire de l’île de France et de l’île Bourbon des ports francs, ouverts à toutes les nations, autre réforme excellente en soi, mais qu’on ne pouvait réaliser sans provoquer de formidables résistances. S’il était resté ministre de la marine, il aurait certainement soulevé contre lui toutes les traditions du ministère.
Ses débuts comme ministre des finances furent heureux et brillants. On peut évaluer les revenus bruts perçus pour le compte du trésor public à l’avènement de Louis XVI à 450 millions. En retranchant les frais de perception qui s’élevaient à 80 millions environ, il n’entrait de recette nette que 370 millions. Les recettes perçues pour le compte des provinces ne figurent pas dans ces chiffres ; elles s’élevaient à une cinquantaine de millions : total des recettes publiques, 500 millions. Cette somme n’était pas précisément excessive, mais le mode de perception, bien qu’amélioré depuis Louis XIV, avait encore de grands vices. La taille et la gabelle surtout donnaient lieu aux reproches les plus mérités. Les dépenses du trésor montaient à 400 millions, sans compter les frais de recouvrement et les dépenses locales, ce qui laissait un déficit annuel de 30 millions qu’on remplissait par des emprunts. La dette publique absorbait à peu près un tiers du revenu. Les intérêts de la dette consolidée ne dépassaient pas 95 millions, mais il faut y ajouter la dette exigible que nous appelons aujourd’hui dette flottante. On en couvrait une partie par les anticipations, que nous appelons aujourd’hui bons du trésor ; il y en avait à la mort de Louis XV pour 78 millions. En sus du service des intérêts, on remboursait tous les ans la partie du capital qui arrivait à échéance, une autre partie étant en rentes viagères s’éteignait naturellement. Quand la somme de ces extinctions égalait celle du déficit, il en résultait une sorte d’équilibre, mais que personne n’acceptait comme tel.
On n’avait pas pris son parti, comme de nos jours, de la perpétuité des dettes publiques, et tout compte annuel qui ne se soldait pas par une réduction effective de la dette passait pour défectueux. La ressource des bons royaux, qu’on emploie aujourd’hui sans scrupule, était considérée comme ruineuse, on n’en usait qu’avec une sorte de honte que justifiait leur nom d’anticipations. Sur les 240 millions qui restaient libres, déduction faite du service de la dette, la maison du roi et des princes en absorbait environ le quart, par un reste de l’ancien usage qui confondait le trésor du roi avec le Trésor public. Le roi accordait en outre aux principaux courtisans des dons et pensions dont le total passait pour énorme. Une forme déplorable de comptabilité autorisait ces soupçons ; c’est ce qu’on appelait les acquits au comptant que le roi délivrait sous sa signature et sans qu’on indiquât l’emploi des fonds. Aucune règle ne limitait les acquits au comptant, qui avaient dépassé cent millions par an sous Louis XV. En même temps, les services publics ne recevaient que de faibles dotations ; l’armée et la marine ne coûtaient ensemble que 120 millions, et le fonds alloué aux ponts et chaussées, en sus des corvées et des recettes locales, n’excédait pas 5 millions. Les dépenses qui figurent aujourd’hui au budget de l’État pour le clergé, la magistrature, l’instruction publique, se payaient sur d’autres revenus. En somme, cette situation financière n’exciterait aujourd’hui aucune inquiétude ; elle avait alors une véritable gravité, parce que la nation souffrait impatiemment le poids des impôts et demandait avec passion la réduction des dépenses.
Aussitôt après l’avènement de Louis XVI, l’abbé Terray, contrôleur général, lui adressa un mémoire qui montre bien la situation des choses : « Je ne cesserai, disait-il, de réclamer auprès de Votre Majesté pour que la recette devienne égale ou même supérieure à la dépense par la réduction de cette dernière. Je fais chaque jour de petits bénéfices dans mon département ; mais il est nécessaire que Votre Majesté donne les ordres les plus précis pour régler les dépenses de sa maison. Si la dépense surpasse chaque année la recette, chaque année la dette augmentera, et par conséquent, les charges du peuple suivront en proportion ; si, au contraire, la recette égale la dépense, la dette diminuera chaque année, soit par l’extinction des rentes viagères, soit par les remboursements en argent qui ne seront point suspendus. Ainsi, dans peu d’années, Votre Majesté pourra soulager ses peuples d’une partie des impositions qui les accablent. Cet ouvrage, Sire, si digne de votre sensibilité, vous était réservé. Je ne puis plus ajouter à la recette que j’ai augmentée de près de 60 millions ; je ne puis plus retrancher sur la dette, que j’ai réduite de près de 20 millions. Vos finances approchent du point qu’il faut atteindre pour commencer une libération effective et prompte ; ne souffrez pas qu’elle s’éloigne. »
Ce langage allait droit au cœur du jeune monarque. Il commença son règne en renonçant à l’impôt connu sous le nom de droit de joyeux avènement, et qui avait, au commencement du règne précédent, coûté 40 millions à la France, dont les fermiers généraux s’étaient attribué la moitié. L’édit rendu à ce sujet est un monument admirable. Le roi y promet « de tourner ses premiers soins et sa première étude vers l’administration des finances, parce que c’est elle qui détermine un des rapports les plus essentiels entre le souverain et les sujets. » Il garantit le paiement de toutes les créances sur l’État et promet le remboursement successif de la dette publique ; il annonce l’intention de diminuer le poids des impôts, en introduisant partout l’ordre et l’économie. « Il est, ajoutait-il, des dépenses qui tiennent à notre personne et au faste de notre cour ; sur celles-là nous pouvons suivre plus promptement le mouvement de notre cœur, et nous nous occupons déjà des moyens de la réduire aux bornes convenables. De tels sacrifices ne nous coûteront rien dès qu’ils pourront tourner au soulagement de nos sujets, leur bonheur fera notre gloire, et le bien que nous pourrons leur faire sera la plus douce récompense de nos soins et de nos travaux. »
L’abbé Terray était impopulaire par ses complaisances pour le vieux roi et par la rudesse de son administration. Il fut renvoyé. Le roi était à Compiègne quand il fit appeler Turgot, le 24 août 1774, pour le nommer contrôleur général. Au sortir de cet entretien, le nouveau ministre écrivit au roi une lettre fort belle, qui nous apprend ce qui s’était passé dans leur entrevue : « Votre Majesté a bien voulu m’autoriser à remettre sous ses yeux l’engagement qu’elle a pris avec elle-même de me soutenir dans l’exécution des plans d’économie qui sont en tout temps, et aujourd’hui plus que jamais, d’une nécessité indispensable. Je me borne en ce moment, Sire, à vous rappeler ces trois paroles : point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunts. Pour remplir ces trois points, il n’y a qu’un moyen, c’est de réduire la dépense au-dessous de la recette, et assez au-dessous pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions, afin de rembourser les dettes anciennes. Il est donc de toute nécessité que Votre Majesté exige des ordonnateurs de toutes les parties qu’ils se concertent avec le ministre des finances. Votre Majesté sait qu’un des plus grands obstacles à l’économie est la multitude des demandes dont elle est continuellement assaillie et que la trop grande facilité de ses prédécesseurs a malheureusement autorisées. Il faut, Sire, vous armer de cette bonté contre votre bonté même, et considérer d’où vous vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans. »
C’était, comme on voit, le plan de l’abbé Terray, mais présenté avec plus de résolution. Louis XVI ne se montra pas choqué de ce langage. Quand il sortit du ministère, vingt mois après, Turgot avait réussi à réduire sensiblement le déficit. Il avait en si peu de temps remboursé 28 millions sur les anticipations, et il était sur le point de contracter en Hollande un emprunt de 60 millions à quatre pour cent pour éteindre la partie la plus criarde de la dette publique. Le roi lui avait livré les dépenses de sa maison, il y pratiquait de larges économies ; des corps entiers de la maison militaire avaient été licenciés. En même temps, il s’appliquait à corriger ce que la perception avait de plus défectueux. Il abolit, en matière de taille, ce qu’on appelait les contraintes solidaires, c’est-à-dire la loi barbare qui rendait les plus forts imposés d’une paroisse solidaires du montant entier de la taille. Le bail des fermes générales qui comprenait tous les impôts directs avait été renouvelés en 1774 par Terray et n’expirait qu’en 1780. Il ne put donc y rien changer, mais il prépara pour l’avenir de graves modifications. À chaque renouvellement, les fermiers généraux accordaient au contrôleur général un présent de 300,000 livres, divisé en six annuités ; on avait donné à cette gratification le nom ignoble de pot de vin. Il refusa la part qui lui revenait et la fit verser dans la caisse des pauvres. Il était d’usage également que la ferme servît des pensions à des personnes recommandées par la cour ; c’est ce qu’on appelait du nom encore plus ignoble de croupes. Il notifia aux fermiers généraux qu’un pareil abus ne serait plus toléré. Quelques-unes de ces mesures eurent ce caractère arbitraire qu’il ne redoutait pas, quand il croyait le bien public engagé. Ainsi plusieurs contrats onéreux avaient été passés par son prédécesseur avec des compagnies ; il les résilia d’autorité. Dans le nombre était le bail des poudres et salpêtres. On ignorait encore l’art des nitrières artificielles, et pour se procurer du salpêtre, les agents de la compagnie fermière avaient le droit de fouiller toutes les habitations. Turgot fit rendre un arrêt du conseil d’État qui annulait le bail ; il mit l’exploitation des poudres en régie et fit établir des nitrières artificielles, avec le concours de l’Académie des sciences et surtout de l’illustre Lavoisier. D’autres baux confiaient à des fermiers le service des diligences et messageries ; ce service était mal fait, par des voitures incommodes qui marchaient avec une extrême lenteur. Il fit encore résilier ce privilège, moyennant indemnité, forma du tout une administration royale, substitua aux lourdes messageries des voitures légères et bien suspendues, requit les maîtres de poste de fournir les chevaux nécessaires, et décréta des tarifs modérés, soit pour les voyageurs soit pour les marchandises. On appela ces nouvelles voitures des Turgotines. La forme de ces résiliations choquait la stricte légalité ; mais le public, qui gagnait au change, les accueillit avec faveur, et ce succès contribua à maintenir Turgot dans la voie où il devait périr.
La grande question du règne s’était posée dès le premier jour. Louis XVI héritait de l’autorité absolue de son aïeul ; devait-il la conserver intacte ou la partager avec la nation ? Quelques voix parlaient de convoquer les états généraux ; cette opinion se fit jour dans les fameuses remontrances de la cour des aides, rédigées par Malesherbes, alors premier président. « Le vœu unanime de la nation, y était-il dit, est d’obtenir des états généraux ou au moins des états provinciaux. » Turgot, malgré son amitié pour Malesherbes, ne partagea pas cet avis ; il attendait tout de l’autorité royale, exercée par lui, et ne voulait pas de concession. Ce fut sa plus grande faute. Convoqués en ce moment, les états généraux auraient partagé la responsabilité qui tombait toute entière sur le roi. Il ne fut même pas sérieusement question d’états provinciaux. On a dit, pour l’excuser, qu’il avait d’autres idées, consignées dans un mémoire au roi sur les municipalités, écrit en 1775. Dans ce mémoire, qui est réellement l’œuvre de Dupont de Nemours, on traçait le plan d’une constitution nouvelle où disparaissaient les trois ordres et qui se composait de municipalités élues dans les paroisses, élisant des municipalités de district, qui élisaient des municipalités de province, qui élisaient la grande municipalité ou assemblée générale du royaume. Ce plan pouvait avoir sa valeur, mais Turgot n’en parla pas, et Louis XVI n’en eut connaissance que plus tard.
Il fallait cependant donner une satisfaction à l’opinion publique soulevée contre le feu roi. Louis XV avait exilé le parlement ; Maurepas proposa de le rétablir. Turgot s’y opposa. Le mouvement impétueux de l’opinion décida Louis XVI ; le parlement fut rappelé, et il était devenu difficile de faire autrement. Plus le retour du parlement était nécessaire, plus il aurait fallu le neutraliser par la convocation des états généraux. Le parlement resta seul en présence de la couronne et devint le foyer de la résistance à toutes les réformes. Une lutte violente s’établit entre la magistrature et le ministre, car l’esprit de corps ne pardonne pas. Turgot avait un grand défaut de caractère ; il était gauche et hautain dans ses rapports avec les personnes. Le sentiment de sa supériorité le rendait indifférent aux intrigues. De fréquents accès de goutte qui le retenaient dans son lit des mois entiers, le condamnaient à l’immobilité. Il négligeait même le roi qu’il voyait rarement et déplaisait à la reine, habituée aux plus ardents hommages. Les courtisans commencèrent le feu contre lui. Il affectait une grande simplicité dans ses vêtements, il écrivait dans un style sentencieux et solennel ; on se moqua de sa pesanteur, de sa rusticité, de ses systèmes. Tous ceux qui vivaient des grâces de la cour accusèrent le nouveau venu de vouloir substituer au luxe d’une monarchie l’austérité des mœurs républicaines. Le monde des traitants et des financiers, puissant par ses richesses, lui fit une guerre encore plus redoutable. Malgré cet orage, il aurait probablement résisté, grâce à la confiance du roi, s’il n’avait fini par tourner contre lui l’opinion publique tout entière.
La disette est le grand danger des gouvernements. Cette épreuve ne manqua malheureusement pas au ministère de Turgot. Il voulut la conjurer par le seul remède qui ait en effet quelque efficacité. Un arrêt du conseil d’État, du 12 septembre 1774, remit en vigueur la déclaration de 1763 pour l’entière liberté du commerce des grains à l’intérieur, qu’on avait annulée de fait sous le ministère de l’abbé Terray, par le renouvellement d’anciens règlements. Le nouvel édit promettait, en outre, des marques de la protection spéciale du roi à ceux qui introduiraient des blés étrangers dans le royaume. Ce n’était pas le moment de rétablir la liberté d’exportation, et Turgot ne revenait pas précisément à l’édit de 1764, mais il autorisait la libre réexportation des grains importés, et déclarait « ne pas statuer, quant à présent et jusqu’à ce que les circonstances soient devenues plus favorables, sur la liberté de la vente hors du royaume. » C’était montrer en perspective la liberté d’exportation qu’on savait être le principe favori de l’école économique. Le préambule de l’édit, rédigé par Turgot, contenait un véritable traité sur la matière, rédigé en termes excellents, mais il s’y trouvait nécessairement des phrases comme celle-ci : « Quelques moyens que le gouvernement emploie, quel-ques sommes qu’il prodigue, il ne peut empêcher que le blé ne soit cher quand les récoltes sont mauvaises. » Vérité incontestable qu’on a encore aujourd’hui beaucoup de peine à faire accepter, et qui choquait alors tous les préjugés. On devait y voir et on y vit l’apologie de la disette.
Parmi les plus violentes accusations portées contre le gouvernement de Louis XV, figurait ce qu’on a appelé dans le langage passionné du temps le pacte de famine. Le gouvernement chargeait des spéculateurs de faire pour son compte de grands achats de grains et de les revendre à perte sur les points où ils manquaient, mais l’obscurité qui couvrait ces opérations, l’arbitraire absolu qui les accompagnait, rendaient faciles des abus coupables et autorisaient dans tous les cas les plus odieux soupçons. Avec les habitudes de corruption répandues à la faveur du pouvoir absolu, une partie au moins de ces soupçons devait avoir quelque vérité. Turgot semblait le reconnaître dans son préambule : « Les agents qu’emploie le gouvernement, y est-il dit, n’ayant aucun intérêt à l’économie, achètent plus chèrement, transportent à plus grands frais, conservent avec moins de précaution ; il se perd, il se gâte beaucoup de grains. Ces agents peuvent par défaut d’habileté, ou même par infidélité, grossir à l’excès la dépense de leurs opérations. Ils peuvent se permettre des manœuvres coupables à l’insu du gouvernement. Lors même qu’ils en sont le plus innocents, ils ne peuvent éviter d’en être soupçonnés, et le soupçon rejaillit toujours sur l’administration qui les emploie et qui devient odieuse au peuple, par les soins mêmes qu’elle prend pour le secourir. » Les achats du gouvernement avaient eu d’ailleurs pour effet de nuire au commerce et de pousser à la cherté. Le roi déclarait donc qu’il renonçait à tout achat de grains pour son compte, mais quand une idée est enracinée dans les esprits, il ne suffit pas d’une déclaration pour la détruire. Voltaire qui avait assez d’esprit pour tout comprendre, appuya de toute sa verve ce manifeste économique : « Comment donc ! fait-il dire à un vieux paysan, voilà soixante ans que je lis des édits ; ils nous dépouillaient presque tous de la liberté naturelle, en style inintelligible ; en voici un qui nous rend notre liberté, et j’en entends tous les mots sans peine. Voilà la première fois qu’un roi a raisonné avec son peuple. L’humanité tenait la plume, et le roi a signé. » Tout le monde n’avait pas le bon sens de Voltaire, et l’édit ne calma nullement les esprits. La hausse ayant fait de nouveaux progrès par suite d’un nouveau déficit de récolte, des troubles éclatèrent au mois d’avril 1775. On a dit que les révoltés étaient poussés par une main inconnue, on a vaguement incriminé le parlement et même un prince du sang, le prince de Conti ; rien ne prouve la vérité de ces assertions. En pareil cas, l’ignorance suffit. L’accusation de monopole et d’accaparement ne trouve que trop facilement faveur dans l’imagination populaire. Les bandes armées menacèrent le château de Versailles. À Paris, on pilla les boutiques des boulangers, on vida dans la Seine des bateaux chargés de blé, suivant la logique ordinaire de ces sortes de séditions. Le parlement promit par un arrêté affiché dans Paris que le roi serait supplié de diminuer le prix du pain. Turgot, alors, eut recours à la force et usa sans ménagement de l’autorité souveraine.
Il commença par faire afficher une ordonnance qui annulait l’arrêté du parlement de Paris. Il fit destituer le lieutenant de police qui avait faibli devant l’émeute. Ensuite, il manda le parlement à Versailles et, dans un lit de justice, il fit enregistrer une proclamation du roi qui enlevait à la juridiction ordinaire la connaissance des délits commis dans les troubles, et déférait la répression aux prévôts généraux de la maréchaussée. Il se fit donner le commandement des troupes et réunit une armée de 25,000 hommes. La justice prévôtale fit pendre deux des insurgés de Paris. Les désordres cessèrent, mais en laissant une irritation générale. Le parlement ne pardonna pas l’atteinte portée à son autorité, la confiance du roi fut ébranlée par le spectacle de la guerre civile, et dans le public, se répandit l’opinion qu’après avoir causé la disette par ses fausses mesures, le ministre avait montré une sévérité excessive pour défendre son pouvoir. On appela cette fatale collision la guerre des farines.
L’impopularité n’est pas moins à craindre pour un ministre sous une monarchie absolue que dans un pays libre. Le roi et la reine étant venus à Paris, y furent reçus avec froideur. « C’est à votre Turgot que nous devons cela. » dit la reine, et elle avait raison. Maurepas qui aimait le succès et que Turgot avait froissé dans plusieurs occasions, se tourna contre lui, quand il le vit abandonné par l’opinion. Les chansons et les épigrammes commencèrent à pleuvoir. En voici une, à propos des Turgotines :
Ministre ivre d’orgueil, tranchant du souverain,
Toi qui sans t’émouvoir fais tant de misérables,
Puisse ta poste absurde aller un si grand train
Qu’elle te mène à tous les diables !
Une question délicate vint encore troubler les rapports du jeune roi avec son ministre. Louis XVI était pieux, fort attaché à la foi de ses pères ; Turgot au contraire n’avait que des croyances philosophiques et ne suivait pas les plus simples pratiques de la religion. Le roi dit un jour à M. de Maurepas : « Vous m’avez donné un contrôleur général qui ne va pas à la messe. — Sire, répondit spirituellement Maurepas, l’abbé Terray y allait. » Dans une circonstance solennelle, Turgot blessa plus directement les sentiments religieux du roi. Fidèle à la tradition, Louis XVI voulait être sacré à Reims ; le contrôleur général, par raison d’économie, demanda que le sacre se fît à Paris, le plus simplement possible. On passa outre, et le sacre se fit à Reims suivant le cérémonial usité. D’après l’ancien usage, le roi devait prononcer le serment de poursuivre les hérétiques ; Turgot demanda la suppression de ce qui n’était plus qu’une formalité. Louis XVI était naturellement tolérant, il l’a prouvé en rendant l’édit civil aux protestants ; mais il répugnait à rien changer aux formes antiques, et le clergé ayant insisté pour le maintien du serment, il le prêta, non sans un grand trouble de conscience. Turgot qui ne cédait pas aisément, écrivit un long mémoire pour lui prouver qu’il ne pouvait pas être lié par un engagement injuste. Louis XVI en fut d’autant plus choqué que le mémoire était rédigé dans le style philosophique du temps ; on y parlait de la religion en termes indifférents, plus propres à redoubler les scrupules du roi qu’à les calmer. Plus le flot grossissait contre Turgot, plus il montrait une hauteur inflexible. On l’accusa d’avoir répondu à ceux qui lui adressaient des représentations : « L’autorité n’a pas besoin de conseils. » Il décida lui-même la crise finale en prenant l’offensive contre ses adversaires. Au mois de janvier 1776, il proposa six nouveaux édits portant : 1° abolition de la corvée pour les chemins dans tout le royaume, en la remplaçant par un impôt sur les propriétaires ; 2° suppression des règlements sur la police des grains destinés à assurer l’approvisionnement de Paris ; 3° suppression des offices sur les quais, halles et ports, pour l’exécution de ces règlements ; 4° suppression générale des jurandes et des maîtrises ; 5° suppression de la caisse de Poissy pour le commerce de la boucherie ; 6° un changement de forme pour la perception du droit sur les suifs.
Dans son mémoire sur les corvées, il posait la question en des termes blessants pour les propriétaires du sol, qu’il présentait comme les plus intéressés à l’exécution des chemins et comme échappant à l’impôt destiné à y pourvoir. « La suppression des corvées une fois décidée, disait-il, il est impossible de ne pas y suppléer par une imposition en argent, car il faut bien que les chemins se fassent. Votre Majesté reconnaît la justice de charger de cette imposition les propriétaires des terres, c’est donc sur eux qu’il faut l’établir. Cette imposition est susceptible de difficultés, mais quand une chose est reconnue juste, quand elle est d’une nécessité absolue, il ne faut pas s’arrêter à cause des difficultés, il faut les vaincre. La première de ces difficultés consiste dans la répugnance qu’ont en général les privilégiés à se soumettre à une charge nouvelle pour eux, que les taillables ont jusqu’ici supportée seuls. Tous ceux qui ont à délibérer sur l’enregistrement de la loi (les membres des parlements) sont privilégiés, et l’on ne peut se flatter qu’ils soient tous au-dessus de cet intérêt personnel qui n’est pourtant pas fort bien entendu. Il est probable que ce motif influera secrètement sur une grande partie des objections qui seront faites. La solution de cette difficulté est dans la justice de Votre Majesté et dans la volonté ferme de faire exécuter ce qu’elle lui a dicté. »
Toujours le même dédain des résistances et le même appel à l’autorité absolue. Le garde des sceaux Miromesnil, organe de la magistrature, écrivit une série d’observations sur le projet d’édit. Turgot lui répondit, mais autant le ton du garde des sceaux était convenable, autant le ton de la réponse était tranchant. Cette question des corvées avait pourtant plus d’une face, et Turgot n’avait pas complètement raison. L’expérience a montré la nécessité, au moins temporaire, de cette ressource. Quand la Révolution a supprimé plus tard les corvées, on a du même coup abandonné les travaux des chemins, et nous avons perdu près d’un demi-siècle ; les travaux n’ont recommencé sérieusement que quand la loi de 1836 a rétabli les prestations en nature. Il fallait changer le nom détesté des corvées, en adoucir la perception, les rendre rachetables, les compléter par un impôt, mais non les supprimer. C’était l’avis universel des intendants et du corps des ponts et chaussées, à commencer par son chef, Trudaine. [2] Turgot invoquait l’exemple du Limousin ; il prétendait y avoir fait en dix ans, avec un impôt en argent, plus de travail qu’en trente-cinq ans de corvées, mais rien ne prouvait qu’avec une meilleure administration de la corvée, on n’eût pu obtenir le même résultat en imposant une moindre charge aux contribuables. Quant à la grosse question des privilèges, elle n’avait qu’un rapport indirect avec le sujet ; il était facile de répondre à Turgot, en invoquant ses propres principes, que l’impôt des corvées retombait nécessairement sur les propriétaires par une réduction proportionnelle de leur revenu, et que, par conséquent, le privilège n’était qu’apparent. Personne ne contestait qu’il n’y eût lieu d’augmenter le crédit des travaux publics ; on résistait seulement à l’établissement d’un nouvel impôt dont on ne pouvait mesurer d’avance le poids et qui pouvait être détourné de sa destination.
Turgot s’obstina, l’édit fut rendu. Le préambule, long et compliqué, se divisait en deux moitiés : dans la première, le roi donnait de bonnes raisons contre l’emploi des corvées, l’imperfection du travail, les vexations qu’elles pouvaient entraîner ; dans la seconde, il abordait l’irritante question des privilèges. « Le poids de cette charge, y était-il dit, ne tombe et ne peut tomber que sur la partie la plus pauvre de nos sujets. » Allégation toujours dangereuse dans un document public et qui avait ici le tort de pécher au moins par l’exagération. L’édit portait que le nouvel impôt serait perçu, non en addition à la taille, mais en addition aux vingtièmes dont les nobles n’étaient pas exempts. Pour répondre aux craintes exprimées, le roi prenait l’engagement que les fonds provenant de cette contribution ne seraient employés qu’à la construction des routes, et il assurait que le montant total ne dépasserait pas dix millions pour tous les pays d’élection, mais les promesses royales ne trouvaient plus aucun crédit.
L’édit pour la suppression des jurandes parut en même temps. Ici l’expérience a donné pleinement raison à Turgot. Le préambule de l’édit est d’un bout à l’autre admirable et concluant. Là se trouvent ces belles paroles, honneur éternel du ministre qui les a écrites et du roi qui les a signées : « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. Nous regardons comme un des premiers devoirs de notre justice et comme un des actes les plus dignes de notre bienfaisance d’affranchir nos sujets de toutes les atteintes portées à ce droit inaliénable de l’humanité. » On dit que Turgot mit deux mois à écrire ce préambule, il ne perdit pas son temps. Malheureusement, si le principe était excellent, l’application était difficile, et le ministre philosophe, suivant son habitude, manqua de mesure et de tact dans l’application. Les questions de propriété qui se rattachaient aux corps de métiers devaient entraîner une liquidation longue et délicate ; rien n’avait été préparé pour y pourvoir. Les intérêts menacés se coalisèrent. Le dispositif de l’édit se composait de vingt-quatre articles ; en les passant en revue, il était facile de signaler de nombreux abus d’autorité, comme le pouvoir exorbitant donné au lieutenant de police et les articles qui supprimaient jusqu’aux simples confréries, en attribuant aux évêques l’administration de leurs biens. Turgot avait excepté de sa réforme les professions de la pharmacie, de l’orfèvrerie, de l’imprimerie, comme présentant des questions particulières ; avec quelques autres précautions du même genre, il aurait probablement réussi.
Les autres édits avaient moins d’importance, et on aurait pu les ajourner sans inconvénient. À propos du plus grave des trois, l’édit pour la suppression de la police des grains à Paris, Turgot renouvelait dans son mémoire au roi ses attaques contre le parlement. « Ces règlements, disait-il, sont un titre pour autoriser les magistrats à faire, dans les temps de disette, parade de leur sollicitude paternelle, et à se donner pour les protecteurs du peuple, en fouillant dans les maisons des laboureurs et des commerçants ; aussi ces règlements, malgré leur absurdité et leur inexécution habituelle, ont-ils toujours été chers au parlement. Cette sortie ne pouvait qu’envenimer inutilement la discussion. Le parlement répondit avec fureur. Il commença par poursuivre le pamphlet de Voltaire sur les corvées ; puis il condamna l’écrit de Boncerf, ami et collaborateur de Turgot, sur les Inconvénients des droits féodaux, à être brûlé par la main du bourreau. Quand les nouveaux édits lui furent présentés, il enregistra l’édit sur la caisse de Poissy et refusa péremptoirement d’enregistrer les autres. Turgot, pour vaincre cette résistance, eut encore une fois recours à l’appareil vieilli et usé d’un lit de justice.
Cette décision eut pour effet d’exposer le roi à une sorte d’affront public. Louis XVI reçut le parlement à Versailles, le 12 mars 1776, dans tout l’éclat de la majesté royale. Le garde des sceaux, après s’être agenouillé à ses pieds pour recevoir ses ordres, déclara sa volonté de faire enregistrer les édits. Le premier président d’Aligre mit à son tour le genou en terre, puis se relevant sur l’ordre du roi, il prononça un discours respectueux en apparence, mais insolent au fond : « Pourquoi faut-il qu’aujourd’hui une morne tristesse s’offre partout aux regards de Votre Majesté ? Si elle daigne les jeter sur le peuple, elle verra le peuple consterné ; si elle les porte sur la capitale, elle verra la capitale en alarmes ; si elle les tourne vers la noblesse, elle verra la noblesse plongée dans l’affliction. Dans cette assemblée même, où votre trône est environné de ceux que le sang, les dignités et l’honneur de votre confiance attachent à votre personne sacrée, elle ne peut méconnaître l’expression du sentiment général dont les âmes sont pénétrées. » Puis venait la critique la plus sévère des édits qui « étaient au royaume ce qui pouvait lui rester de ressources. » Le discours se terminait par ces mots : « À peine som-mes-nous assez maîtres de nous-mêmes pour exprimer une faible partie de notre douleur. Vous jugerez quelles doit en être l’étendue quand vous aurez vu se développer les pernicieux effets de tant d’innovations, également contraires à l’ordre public et à la constitution de l’État. » Cinq fois, à l’occasion de chacun des cinq édits, l’avocat général Séguier prononça un discours violent contre l’acte d’autorité que subissait le parlement, et cinq fois, le garde des sceaux ordonna l’enregistrement au nom du roi. Cette scène affligeante dura plusieurs heures ; le jeune roi en sortit humilié et affaibli. Il aurait fallu, pour relever la puissance royale, exiler de nouveau le parlement, mais le pouvait-on ?
Certes, les discours de l’avocat général Séguier ne brillaient pas par la raison. Habitué à tonner contre les débordements économiques, il défendait à outrance les abus et les privilèges, mais sur quelques points de détail, sa critique ne manquait pas de vérité. À propos de la transformation de la corvée, il signalait assez bien le danger de l’impôt nouveau : « Cet impôt sera sans terme ni mesure ; il n’aura d’autres appréciateurs que les commissaires départis par Votre Majesté en chaque province du royaume. » À propos des jurandes et des maîtrises, au milieu de prophéties déclamatoires sur la décadence inévitable de l’industrie, il disait assez justement : « Donner à tous vos sujets la faculté de tenir magasin, d’ouvrir boutique, c’est violer la propriété des maîtres qui composent ces communautés. La maîtrise est une propriété réelle qu’ils ont achetée et dont ils jouissent en vertu des règlements. Les communautés d’arts et métiers sont devenues la source de plusieurs abus ; elles en conviennent, et la sincérité de cet aveu doit porter Votre Majesté à les réformer et non à les détruire. Il serait utile, il serait même indispensable d’en diminuer le nombre. Si, après l’acquittement des dettes des communautés, Votre Majesté supprimait tous les frais de réception généralement quelconques à l’exception du droit royal qui a toujours subsisté, cette liberté, objet des vœux de Votre Majesté, s’établirait d’elle-même. » L’allusion directe contre Turgot s’exprimait assez heureusement par ce mot : « Votre Majesté peut être bien persuadée qu’il est plus d’un magistrat dans son royaume qui s’occupe du bonheur commun. » Enfin, ce qui ne pouvait manquer de faire son effet sur le roi, l’orateur invoquait avec habileté l’opinion connue de toute la famille royale.
Le public prit parti pour le parlement, parce qu’il avait tenu tête au roi. Louis XVI résistait encore. « Ne craignez rien, avait-il dit à Turgot, je vous soutiendrai toujours. » et il tenait sa parole, malgré les doutes et les inquiétudes qui l’assiégeaient. Quinze jours après le lit de justice, parut un pamphlet assez spirituel : Le songe de M. de Maurepas, dont l’auteur était, dit-on, le propre frère du roi, le comte de Provence, depuis Louis XVIII, qui a eu toute sa vie l’art de comprendre et de suivre le mouvement de l’opinion. « Il y avait alors en France, disait l’écrivain royal, un homme gauche, épais, lourd, né avec plus de rudesse que de caractère, plus d’entêtement que de fermeté, plus d’impétuosité que de tact ; charlatan d’administration ainsi que de vertu, fait pour décrier l’une, pour dégoûter de l’autre ; du reste, sauvage par amour-propre, timide par orgueil, aussi étranger aux hommes, qu’il n’a jamais connus, qu’à la chose publique, qu’il a toujours mal aperçue ; il s’appelait Turgot. » À ce portrait succédaient des plaisanteries sur le produit net, le grand cheval de bataille contre les économistes. Maurepas lui-même était assez mal traité pour avoir un moment cru aux promesses du contrôleur général. C’est alors, dit-on, que Louis XVI, entouré et pressé de tous côtés, s’écria douloureusement: « Je vois bien qu’il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple. »
Bien que se sentant de plus en plus ébranlé, Turgot eut encore le courage de prendre quelques bonnes mesures. Il fit rendre un édit pour la libre circulation et le libre commerce des vins, pendant naturel de l’édit sur le commerce des grains, et qui ne rencontra pas les mêmes difficultés. Il s’agissait cette fois de détruire des privilèges de villes, car toutes les villes des pays producteurs avaient interdit l’accès de leur territoire à ce qu’on appelait les vins étrangers, c’est à-dire récoltés ailleurs que dans le pays. C’était bien encore un acte arbitraire qui dépouillait les villes de droits anciens, mais le moment de cette réforme était venu, elle s’accomplit sans résistance. Le préambule de l’édit est un des meilleurs que Turgot ait écrits. Il fit rendre aussi un arrêt du conseil d’État pour l’établissement d’une caisse d’escompte à Paris, un des plus grands bienfaits de son administration ; cette institution réussit admirablement jusqu’en 1789, elle émettait des billets au porteur et à vue et prêtait au commerce à 4%. Bien supérieure à la Banque de France qui lui a succédé, sa constitution ne reposait sur aucun privilège. Les heureuses conséquences de la caisse d’escompte ne devaient se dérouler que lentement ; elle ne fit aucun effet à son origine, elle en aurait eu davantage qu’elle n’aurait pas arrêté le torrent déchaîné.
L’opinion commençait à s’exalter en faveur des insurgés américains qui soutenaient contre la puissance anglaise une lutte inégale. Un fort parti se formait, même à la cour, pour une intervention de la France à main armée. Turgot écrivit un nouveau mémoire au roi pour s’y opposer. Il y insistait sur l’état des finances qui présentait encore entre la recette et la dépense une différence de 20 millions. La séparation des colonies américaines lui paraissait infaillible dans tous les cas : « Certainement, disait-il, le ministère anglais ne subjuguera pas les colonies sans des efforts violents et continus qui ne peuvent manquer d’épuiser ses forces et ses ressources, de grossir la dette nationale, peut-être de forcer la banqueroute. Les Anglo-américains, enthousiastes de la liberté, pourront être accablés par la force, mais leur volonté ne sera pas domptée. La conquête ne pourra être assurée que par la ruine totale du pays, et alors même, il resterait une ressource aux colons, celle de s’enfoncer et de se disperser dans les immenses déserts qui s’étendent derrière leurs établissements. Les armées européennes tenteraient en vain de les y poursuivre. Il faudra que l’Angleterre continue de s’épuiser pour entretenir en Amérique une force militaire toujours en activité. » Bien de plus juste que ces observations. Turgot avait bien raison de redouter la guerre qui allait ajouter 1,200 millions à la dette publique ; mais il luttait en vain contre l’entraînement général, et son opposition acheva de le ruiner, soit dans le public, soit dans l’esprit du roi, séduit par la perspective d’une lutte heureuse contre l’Angleterre. On se cacha de lui dans le conseil pour se préparer secrètement à la guerre.
Aux documents que nous possédions déjà sur le ministère de Turgot, sont venus s’ajouter dans ces derniers temps des extraits des mémoires de l’abbé de Véri, publiés par M. de Larcy. Ancien condisciple de Turgot, l’abbé de Véri était resté son ami ; c’était lui qui avait suggéré à M. de Maurepas l’idée d’appeler au ministère l’intendant de Limoges. En revanche, Turgot avait voulu faire de l’abbé de Véri un garde des sceaux. On voit dans ces mémoires que le contrôleur général, par son humeur impérieuse et inquiète, avait impatienté jusqu’à Malesherbes. « Vous êtes aussi trop pressé, lui disait celui-ci ; pourquoi vouloir faire tant de choses à la fois ? Vous vous imaginez avoir l’amour du bien public ; point du tout, vous en avez la rage, car il faut être vraiment enragé pour vouloir forcer la main à tout le monde. » À ces critiques amicales. Turgot répondait tristement : « Vous m’accusez d’être trop pressé, et vous savez que, dans ma famille, on meurt de la goutte à cinquante ans ! »
Ces mémoires nous font connaître la cause immédiate de la chute qui restait jusqu’ici un peu obscure. Quand Malesherbes, appelé au ministère par le crédit de son ami, se retira volontairement, en voyant le succès leur échapper, Turgot irrité écrivit au roi pour s’en prendre à lui. On savait que le roi blessé avait conservé soigneusement cette lettre, mais on n’en connaissait que vaguement les termes. L’abbé de Véri la donne tout entière. Elle est longue, dure, amère, presque injurieuse. Turgot y traite le roi comme un enfant ; il lui dit crûment qu’il manque d’expérience, et l’accuse de faiblesse, comme s’il eût dépendu de lui d’être plus fort. On y trouve cette phrase terrible et vraiment sans pitié : « N’oubliez pas Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot ; c’est la faiblesse qui a rendu Charles IX cruel, c’est elle qui a formé la ligue sous Henri III, qui a fait de Louis XIII, qui fait aujourd’hui du roi de Portugal des esclaves couronnés, c’est elle qui a fait tous les malheurs du dernier règne. »
Dans son animosité contre Maurepas, Dupont de Nemours a prétendu que les ennemis de Turgot avaient supposé des lettres de lui, très malveillantes pour le roi et la reine, que le premier ministre aurait mises sous les yeux de Louis XVI. Une pareille manœuvre n’avait rien d’impossible dans l’état où se trouvait la cour, mais le fait n’est pas prouvé ; il n’était pas d’ailleurs nécessaire. La lettre de Turgot au roi sur la retraite de Malesherbes est du 30 avril 1776 ; il fut renvoyé douze jours après. Le roi poussé à bout lui fit signifier son congé sans le voir. « J’avais eu mon rêve, écrit l’abbé de Véri, en imaginant que la France pouvait avoir un ministère honnête, capable et uni, dont M. de Maurepas serait le lien. Aujourd’hui tout a disparu ; je ne fais plus de beaux rêves et j’attends les événements. Mon cœur éprouve une vive amertume quand je pense que les trois hommes avec lesquels j’étais le plus lié ont été placés par le sort dans le même ministère, qu’ils semblaient destinés à rendre le règne actuel le plus glorieux de tous et qu’ils ont laissé échapper l’occa-sion, le premier (Malesherbes), faute de volonté pour rester au pouvoir, le second (Turgot), faute de conciliabilité, le troisième (Maurepas), faute d’âme pour suivre ses lumières. » Voilà la part de chacun exactement faite par un témoin bienveillant et bien instruit. L’abbé de Véri n’assigne aucune responsabilité à Louis XVI ; que pouvait en effet un roi de vingt-deux ans, sans autorité personnelle ? « Vous êtes plus heureux que moi, dit-il à Malesherbes au moment de sa retraite, vous pouvez abdiquer. » Mot touchant qui contenait un reproche délicatement exprimé.
Avec Turgot succombèrent les nombreux projets qu’il avait formés dans l’intérêt public. « Sa tête, a dit Monthyon, était dans une fermentation continuelle, toujours occupée d’inventions et de projets. » Un des plus importants était le fameux plan d’impôt, connu sous le nom de subvention territoriale, prôné par tous les économistes, préparé par plusieurs contrôleurs généraux, repris plus tard par Calonne qui ne réussit pas à le faire adopter aux notables, et enfin consacré par l’adhésion générale des cahiers des trois ordres en 1789. On peut citer aussi un plan de réforme hypothécaire et de crédit foncier que nous ne connaissons qu’imparfaitement. Pour l’unité des mesures, les choses étaient plus avancées. Il avait choisi, comme étalon inaltérable, la longueur du pendule à secondes, à un degré déterminé d’élévation du pôle, et il avait chargé d’une mission à ce sujet M. Messier, de l’Académie des sciences, astronome de la marine. Lui-même avait rédigé avec la plus grande précision les instructions de M. Messier, qui allait partir pour le Médoc, lieu désigné pour la mesure du pendule, quand arriva la disgrâce. Si le ministère de Turgot avait duré quelques mois de plus, on aurait eu l’uniformité des mesures trente ans plus tôt, avec cette différence que le mètre eut été un peu plus court. Après avoir énuméré les actes de cette administration si féconde, Dupont de Nemours ajoute : « Ce n’est là qu’une partie de ce qu’il a fait pour la France, et c’est peu de chose à côté de ce qu’il voulait faire. »
L’abbé Galiani, retiré à Naples, avait prévu ce dénouement avec une clairvoyance singulière. Au moment de l’avènement de Louis XVI, il écrivait à madame d’Epinay : « Permettez-moi d’être fâché de l’engouement des Français pour le nouveau roi. Je vous connais ; je sais combien il vous est aisé de vous dégoûter par un effet de l’excès des désirs et des espérances. Vous êtes dans l’état où Tite-Live peint les Romains qui ne pouvaient plus souffrir ni les maux ni les remèdes. » En apprenant la nomination de Turgot, il écrivait à la même : « Enfin M. Turgot est contrôleur général ; il y restera trop peu de temps pour exécuter ses systèmes. La libre exportation du blé est ce qui lui cassera le cou, souvenez-vous-en. » Plus tard, après l’événement accompli, il écrivait encore : « Turgot aura reculé le bien d’un demi-siècle ; il aura ruiné la secte économique, et voilà tout ce qu’il aura fait de bon. » Bien que ces derniers mots impliquent contradiction, quant aux jugements, ils expriment parfaitement la vérité des faits. Une réaction violente se déclara contre les économistes ; les Éphémérides durent cesser de paraître. Comme l’avait prévu l’abbé Galiani, cette aversion générale a duré cinquante ans, et à quelques égards, elle dure encore.
Turgot reçut sa disgrâce avec plus de mauvaise humeur qu’il ne convenait à un philosophe. Dans un pays qui a l’habitude de la liberté, comme l’Angleterre, ces révolutions ministérielles ne laissent pas la même amertume ; on y connaît les oscillations de l’opinion et on compte sur ses retours. Turgot n’avait pas cette ressource ; il écrivit au roi une lettre hautaine, où revenant sur ses sinistres prédictions, il disait : « Tout mon désir, sire, est que vous puissiez croire que j’avais mal vu et que je vous montrais des dangers chimériques. Je souhaite que le temps ne les justifie pas et que votre règne soit aussi heureux, aussi tranquille pour vous et pour vos peuples, qu’ils se le sont promis d’après vos principes de justice et de bienfaisance. » Certes le péril était grand et visible, mais Turgot avait-il fait ce qu’il fallait pour le prévenir ? N’avait-il pas au contraire, en demandant à l’autorité royale plus qu’elle ne pouvait donner, aggravé les difficultés de ce règne expiatoire ? Sa chute fut accueillie avec joie, non seulement à la cour, mais à Paris et dans la grande majorité de la nation. Au fond de sa province, Voltaire lui resta fidèle : « Ah ! quelle funeste nouvelle j’apprends ! écrivait-il ; la France aurait été trop heureuse ! Je suis atterré et désespéré. Je ne vois plus que la mort devant moi depuis que M. Turgot est hors de place. Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur. » Et malgré ses quatre-vingt-deux ans, il lui adressa l’épître à un homme :
Philosophe indulgent, ministre citoyen,
Qui ne cherche le vrai que pour faire le bien,
Qui d’un peuple léger et trop ingrat peut-être
Préparais le bonheur et celui de son maître, etc.
Le successeur de Turgot fut l’intendant de Bordeaux, M. de Clugny, qui défit en partie ce qu’il avait fait, mais qui ne défit pas tout. L’abolition des contraintes solidaires fut maintenue. Une déclaration royale rétablit la corvée pour les chemins, mais avec de grands adoucissements, et dans beaucoup de généralités, les intendants donnèrent aux corvéables l’option entre la prestation en nature et le rachat en argent. L’édit qui supprimait les jurandes et les maîtrises fut rapporté, mais beaucoup de professions restèrent libres ; on ne rétablit que les communautés qui avaient le plus résisté à l’édit de suppression ; les droits de maîtrise furent diminués de plus de moitié. Les choses restèrent ainsi jusqu’en 1791. L’Assemblée constituante supprima définitivement les corporations, mais en votant des indemnités pour les maîtres qui avaient acquis leur titre à prix d’argent, disposition beaucoup plus équitable que la suppression pure et simple de Turgot. Pour payer ces indemnités évaluées à 120 millions, on établit l’impôt des patentes. Quant à la liberté du commerce des grains, elle devait subir les plus violentes atteintes, soit pendant la période révolutionnaire, soit pendant le premier empire, et même depuis 1815, les préjugés n’ont reculé que pas à pas.
Turgot vécut encore cinq ans après sa retraite. Il ne fit aucun effort pour reprendre le pouvoir et remplit son temps par toute sorte d’études. Mathématiques, physique, philologie, métaphysique, tout l’intéressait et l’occupait. Ami de Lavoisier, il suivit de près les découvertes de ce temps si fécond dans l’histoire des sciences. [3] « Je vais être à présent, écrivait-il au moment de sa chute, en pleine liberté de faire usage de ma bibliothèque ; les loisirs et l’entière liberté formeront le principal produit net des deux ans que j’ai passés dans le ministère. » Nous n’avons de lui, pendant ce temps, qu’une lettre au docteur Price sur l’insurrection américaine et sur la guerre qui allait éclater entre la France et l’Angleterre (1778). « Nos deux nations, dit-il au docteur, vont se faire réciproquement bien du mal, sans qu’il en résulte aucun profit pour l’une d’elles. » Il démontre très bien le tort qu’a eu l’Angleterre de ne point accepter de bonne grâce l’émancipation de ses colonies, et manifeste une confiance enthousiaste dans l’avenir des États-Unis. « Ce peuple est l’espérance du genre humain, il peut en devenir le modèle. Il doit prouver au monde que les hommes peuvent se passer des chaînes de toute espèce. » Ce qui ne l’empêche pas de signaler les obstacles qui peuvent entraver ses progrès ; dans le Nord, l’intolérance puritaine ; dans le Midi, l’esclavage « incompatible avec une bonne constitution politique » ; partout, la trop grande division des États et « un malheureux commencement d’orgueil national. »
Pour ce qui le concerne personnellement, il répond à l’accusation de maladresse que lui avait adressée le docteur Price : « J’aurais pu la mériter, dit-il, si vous n’aviez eu en vue d’autre maladresse que de n’avoir pas su démêler les ressorts d’intrigues que faisaient jouer contre moi beaucoup de gens plus adroits en ce genre que je ne le suis, que je ne le serai jamais et que je ne veux l’être. Mais il m’a paru que vous m’imputiez la maladresse d’avoir choqué grossièrement l’opinion de ma nation, et à cet égard, je crois que vous n’avez rendu justice, ni à moi, ni à ma nation, où il y a beaucoup plus de lumières qu’on ne le croit généralement chez vous, et où, peut-être, il est plus aisé que chez vous-même de ramener le public à des idées raisonnables. » En parlant ainsi, il cherchait à se faire illusion, car il ne pouvait ignorer que l’opinion publique s’éloignait de lui de plus en plus, pour se tourner vers d’autres idoles.
Quand Voltaire vint à Paris, il alla lui rendre visite ; le vieux patriarche lui saisit les mains avec attendrissement, en s’écriant : « Laissez-moi baiser cette main qui a signé le salut du Peuple. » Cet hommage couronna sa vie. Ses dernières années furent cruellement tourmentées par la goutte. Il mourut de cette maladie, comme il l’avait prévu, à cinquante-quatre ans, le 20 mars 1781. Dieu lui épargna le spectacle de la Révolution. Malesherbes qui le connaissait bien, disait de lui qu’il avait le cœur de l’Hôpital avec la tête de Bacon. « Quelques hommes, a écrit à son tour Condorcet, ont exercé de grandes vertus avec plus d’éclat, ont eu des qualités plus brillantes, ont montré dans quelques genres un plus grand génie, mais peut-être jamais aucun homme n’a offert à l’admiration un tout plus parfait et plus imposant. » Une seule erreur a suffi pour neutraliser tant de vertus et de lumières. Vers le même temps, l’empereur Joseph II a donné le même exemple ; lui aussi, voulut réformer son empire par le pouvoir absolu, et lui aussi échoua, tandis que son frère Léopold avait réussi en Toscane, comme Turgot lui-même en Limousin. Ce qui se peut dans un temps et dans un pays ne se peut pas dans un autre, et tout l’art du politique consiste à bien juger des circonstances.
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[1] Œuvres de Turgot, par Dupont de Nemours, 1808, 9 vol. in-8°.
[2] Voir, sur cette question des corvées, le tome III des Études historiques sur l’administration des voies publiques en France, par M. Vignon, directeur des archives au ministère des travaux publics.
[3] Déjà, dans l’article Expansibilité, qu’il avait écrit pour l’Encyclopédie, il pressentait quelques-unes des découvertes modernes, comme la distillation de l’eau de mer pour la rendre potable et le parti qu’on peut tirer de la force de l’eau réduite en vapeur.
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