Yves Guyot, un héros méconnu de la liberté

Moins original que son maître Gustave de Molinari, et moins flamboyant que Frédéric Bastiat, Guyot a néanmoins consacré toute son existence comme ces deux hommes : à défendre à chaque seconde la liberté individuelle contre les assauts — à terme hélas couronnés de succès — de l’interventionnisme.


Yves Guyot, un héros méconnu de la liberté

par Benoît Malbranque

(extrait des Économistes bretons paru dans Laissons Faire, n°8, janvier 2014)

 

La personnalité d’Yves Guyot (1843-1928), économiste, journaliste et ministre libéral, semble aujourd’hui négligée. Moins original que son maître Gustave de Molinari, et moins flamboyant que Frédéric Bastiat, Guyot a néanmoins consacré toute son existence comme ces deux hommes : à défendre à chaque seconde la liberté individuelle contre les assauts — à terme hélas couronnés de succès — de l’interventionnisme.

En s’enfonçant dans le cœur d’historique de la ville de Dinan, le visiteur attentif peut observer, au vingtième numéro de la Grande rue, une plaque discrète sur laquelle on lit : « Ici est né Yves Guyot, 1843-1928, Économiste, journaliste, ministre des travaux publics. » Devant cette plaque, les passants curieux ne s’arrêtent plus, et si vous interpellez l’un d’eux, en demandant s’il connaît M. Yves Guyot, il y a toutes les chances pour que, même arrêté en face de la maison natale du grand économiste breton, il vous réponde, un peu désemparé : « Yves comment ? »

Cet inconnu est né le 6 septembre 1843 à Dinan dans les Côtes-du-Nord. Son père, Prosper Guyot, était avocat au barreau de Rennes. Son grand-père, père de Prosper Guyot, également avocat, était entré au barreau de Rennes l’année même où éclata la Révolution française, et fut le secrétaire de Le Chapelier, l’homme qui présida, comme on l’a rappelé, la célèbre séance du 4 août. Son autre grand-père, Yves-Julien Guyot, était un homme très au courant des développements littéraires de son temps, y compris dans la jeune science de l’économie politique. Dans sa vaste bibliothèque, dans laquelle le jeune Guyot puisa abondamment, on pouvait trouver, au milieu des volumes des philosophes comme Voltaire, Montesquieu, Diderot, ou d’Alembert, les écrits économiques du marquis de Mirabeau, de François Quesnay, d’Adam Smith, et de Jean-Baptiste Say.

Yves Guyot fit son éducation au lycée de Rennes. À treize ans, il affirmait vouloir devenir marin. Il abandonna néanmoins vite ce souhait, et continua ses études, jusqu’au baccalauréat. Sa famille lui recommanda de se préparer au métier d’avocat, à Rennes, pour continuer ainsi la vieille tradition familiale. Guyot avait d’autres goûts. Il préféra le journalisme, et partit s’établir à Paris. « Va donc et fais ce que tu veux, lui dira son père ; mais ce que tu auras décidé, poursuis-le en vrai Breton ! » [1] Arrivé à Paris, Guyot n’entra pas d’abord comme journaliste, mais intégra la Société de Navigation aérienne, d’abord comme simple membre, puis comme secrétaire.

L’Inventeur (1867) fut sa première publication, et elle est glorieuse. Gros volume de 500 pages, c’est au premier abord un livre des plus curieux. Guyot y évoque l’inventeur et son activité, et étudie les différentes barrières qui s’élèvent devant lui, et les aides qu’il reçoit. Il cherche à répondre à de nombreuses questions, certaines tout à fait économiques, certaines en revanche plus curieuses. Citons-en quelques-unes : De quelle utilité est l’inventeur pour la société ? Quelles sont les caractéristiques psychologiques de l’inventeur ? Quelle influence a sa famille, et en particulier sa femme, pour son activité ? Les religions sont-elles des barrières à l’invention ? Faut-il avoir voyagé en Angleterre pour devenir un inventeur ? Faut-il être jeune ou vieux pour inventer ? D’autres sont très économiques : La propriété intellectuelle aide-t-elle ou limite-t-elle les inventions ? Les fruits d’une invention doivent-ils être taxés ? L’État doit-il aider les inventeurs à appliquer leurs inventions ? Faut-il se constituer en sociétés pour exploiter une invention ? Les inventions améliorent-elles le sort des masses ?

Pour appuyer ses raisonnements, qui sont plus d’une fois tout à fait lumineux, Guyot citait dans son livre plusieurs économistes. Le plus mobilisé était Frédéric Bastiat. Comme Bastiat et comme Molinari, Guyot concluait par une belle défense de la liberté du travail, et du rôle de l’entrepreneur-innovateur dans une économie de marché.

« Pour l’homme qui est la cause de pareils effets, nous ne demandons ni privilèges, ni protection ; nous demandons pour lui le droit commun, nous demandons la propriété de son œuvre, sa liberté d’action ; et pour que quiconque a du génie puisse arriver à doter le monde des résultats qu’il est capable de produire, nous combattons toutes les entraves que mettent au développement individuel et la routine, et les préjugés du public et des gouvernements. » [2]

Guyot avait raison. Les historiens nous rebattent toujours les oreilles en disant que l’économie française reçut une impulsion fondamentale sous un homme qui s’appelait Louis, et qui ornait son nom d’un numéro, douze, treize, ou quatorze ; ils prétendent aussi qu’elle continua à croître grâce aux efforts d’un homme du même nom, et avec un autre numéro à deux chiffres, quinze ou seize. En vérité l’histoire nous ment : les vrais rois de l’économie sont les J. Watt, les K. Benz, les W. Grove et les N. Tesla ; et ils règnent encore. Et pourtant, dans notre siècle encore, nous continuons à oublier les inventeurs, et de ne raconter l’histoire que des présidents et des ministres, qui obstruent habituellement le développement économique.

Ce livre sur les inventeurs fut vivement apprécié par la scène littéraire parisienne. Challemel-Lacour en publia un compte-rendu très élogieux dans la Revue des Deux Mondes. Le livre fut remarqué par Gambetta, et par le ministre Noël Lefebvre-Duruflé, qui le cita dans un discours prononcé devant l’Assemblée nationale. Quand celui-ci rencontra Guyot, venu pour le remercier, il fut surpris de voir un jeune homme quand il aurait cru rencontrer un écrivain aguerri, et lui dit : si j’avais su que vous étiez si jeune, je ne vous aurais pas lu, et certainement pas cité. [3]

Convaincu que le succès des sains principes économiques passerait par leur popularisation, Guyot se lança en 1868 dans sa longue et fructueuse carrière de journaliste. Il fonda d’abord L’indépendant du Midi, à Nîmes (1868), puis, s’étant fâché avec les ses directeurs, il partit. Au cours de sa longue carrière de publiciste et de journaliste, carrière qui, en 1868, commençait à peine, Guyot fut successivement rédacteur en chef de différents journaux ; citons : Le Rappel (entre 1869 et 1871) ; Le Radical (1871-1873) ; La Municipalité (1871-1873) ; Les droits de l’homme (1876-1877) ; La Réforme économique (1876-1879) ; Le Bien Public (1876-1878) ; La Lanterne (1878-1889) ; et surtout : le Journal des Économistes (1909-1928)

Un de ses collaborateurs vantera son caractère et sa hauteur de vue dans toutes les activités journalistiques :

« Indulgent aux petites erreurs, d’une charmante humeur toujours égale, bienveillant aux humbles, il était chez nous le “patriarche”. […] C’était le maître, le maître que l’on admire, que l’on aime, pour tant de raisons chaque jour multipliées, et aussi parce que sa sérénité, son affabilité, le merveilleux exemple d’amour du travail qu’il ne cessait de donner, venaient nous apporter, chaque fois qu’il était nécessaire, le salutaire coup de fouet, le précieux encouragement qui finit par avoir raison même de la dépression physique. » [4]

Dans toutes ses publications journalistiques, Guyot faisait preuve d’une vraie connaissance des faits économiques, alliée à une remarquable capacité à anticiper le cours des événements. L’historien de la pensée économique, Joseph Schumpeter, bien qu’il ne consente pas à attribuer à Guyot tous les mérites de théoricien que nous lui reconnaîtrons ici, signale tout de même la grande qualité du journaliste, fin connaisseur des faits économiques. Schumpeter écrit :

« Si j’avais été un homme d’affaires ou un homme politique, j’aurais préféré demander à Guyot — qui avait un don de divination en matière d’économie appliquée — plutôt qu’à Pareto son avis sur les perspectives de l’emploi, ou sur l’évolution du prix des métaux dans les six mois. » [5]

Lors du déclenchement de la Commune de Paris, Guyot ne cessa ni ses activités journalistiques, ni son engagement militant. Plus déterminé que jamais, il œuvra pour défendre les idées républicaines, et tâcha de protéger l’Hôtel de Ville et différentes institutions mises à mal par le mouvement révolutionnaire. Il avait de quoi s’entendre avec Charles Beslay, natif comme lui de la ville de Dinan. On ignore cependant s’ils eurent l’occasion de se rencontrer.

Revigoré par le péril prochain que semblait annoncer la Commune, Yves Guyot déploya une ardeur nouvelle pour convaincre ses contemporains d’abandonner les sophismes économiques sur lesquels ils fondaient leurs idées politiques. De cet effort naquit deux ouvrages : Nos préjugés politiques (1872) et Les lieux communs (1873). Ce sont là deux livres qui mérite la plus grande attention, tant les préjugés et les lieux communs de l’époque où écrit Guyot ont perduré jusqu’à aujourd’hui. Qui n’a pas sombré, par exemple, au vingt-et-unième préjugé politique énuméré par Guyot, celui du « pouvoir fort ». Dans l’exposé de ce préjugé, il s’étonne de ce que l’on puisse souhaiter l’établissement d’un pouvoir fort. Il note, avec la plume légère qui le caractérise :

« Vous figurez-vous un mouton demandant que le chien de son berger ait les dents plus longues et la morsure plus fréquente et plus violente ? Vous figurez-vous le bœuf demandant un joug plus étroit et un aiguillon plus acéré ? Vous figurez-vous un galérien demandant que sa chaîne soit plus lourde, que le bâton de l’argousin soit plus dur, que le bagne soit plus sombre ? Eh bien ! badaud, niais, triple niais, quand tu répètes cette phrase : — il faut un pouvoir fort ! tu es ce galérien, ce mouton, ce bœuf ! et tu mérites, pour ta sottise, toute les étrivières qu’il lui plaira de te donner. » [6]

En 1873, il continua la charge avec Les lieux communs. Cette même année, il fit d’ailleurs paraître deux autres ouvrages : d’abord une émouvante Histoire des prolétaires, ainsi qu’un livre d’Études sur les doctrines sociales du christianisme.

L’année suivante, bien qu’ayant déjà à mener de front des postes de rédacteur en chef dans plusieurs journaux et une très productive activité littéraire, Guyot se décida à entrer en politique. Il se présenta et fut élu au conseil municipal du IIIe arrondissement de Paris. Au sein du conseil municipal, il défendra en même temps la liberté des mœurs, une imposition sur le capital — plutôt que l’imposition sur le revenu, qu’il trouvait tyrannique —, l’école laïque, et la libéralisation de l’économie : quatre positions que peu d’autres hommes politiques, avant ou après lui, ont su défendre conjointement.

Dans les années qui suivirent, Guyot consacra plusieurs ouvrages aux questions municipales, comme La suppression des octrois (1880) et Le Conseil municipal de Paris (1880), ou L’organisation municipale de Paris et de Londres (1882). Pour la ville de Paris, il participa également de manière très active à l’organisation de célébrations, et notamment les festivités liées aux centenaires de la disparition de Voltaire (1878), puis de Diderot (1884). Dans le discours qu’il prononça lors de l’inauguration d’une statue élevée à Paris en l’honneur de Voltaire, il eut cette belle phrase, qui résume bien son propre engagement politique, au conseil municipal comme plus tard à l’Assemblée : « La liberté dans la loi, la tolérance dans les mœurs. » [7]

Vers la fin des années 1870, troublé par les persécutions faites aux citoyens français sur le sujet des mœurs, Guyot consacra plusieurs études, de diverses étendues, pour faire valoir son point de vue. Dans son livre sur la morale puis dans son journal Les Droits de L’homme, Guyot s’attaqua à la police des mœurs. Son journal dû verser 50 000 francs d’amendes ; Guyot lui-même fut condamné à 3 000 francs d’amende, et à six mois de prison. Pour avoir soutenu que les hommes et les femmes sont libres de vivre comme ils l’entendent, pourvu qu’ils ne représentent pas de menace pour les libertés d’autrui, Guyot passa donc six mois à la prison de Sainte-Pélagie, entre avril et octobre 1877. Ce fut aussi la fin du journal Les Droits de l’Homme. Pour se venger, il publia dès 1878 trois études : « Lettres d’un vieux petit employé », « Révélations d’un ex-agent des mœurs », et « Lettres d’un médecin ». En 1882, il finira par publier une volumineuse étude sur La Prostitution, une œuvre saluée par les féministes.

Réélu au conseil municipal en 1880, Guyot continua à trouver le temps pour rédiger des études de fonds sur les grands sujets économiques à l’ordre du jour. En cette fin de décennie 1870, outre la question de la morale et de la police des mœurs, Guyot consacra des travaux aux traités de commerce. On peut citer : Le travail et les traités de commerce (1879) et Traité de commerce franco-anglais (1881).

Au cours de l’année 1883, tandis qu’en Angleterre naissait John Maynard Keynes et mourrait Karl Marx, Yves Guyot s’essaya à un nouveau genre littéraire pour soutenir la cause de la liberté : il se mit au roman. Sa plume, souple et légère, s’adapta parfaitement à ce style nouveau. Son premier roman parut en 1883 : il s’agit de La Famille Pichot (Scènes de l’Enfer Social). L’année suivante, il en fit paraître un nouveau : Un Fou ; puis plus tard un autre : Un Drôle. Cette intense production fut néanmoins arrêtée au cours de l’année : attaqué dans la rue pour ses opinions, Guyot fut blessé à la tête et stoppa pour un temps ses activités.

En 1885, Guyot délaissa son œuvre de polémiste et de publiciste, pour aborder les principes fondamentaux de la science des richesses. Ce fut La Science économique et ses lois inductives, publiée en 1885. L’étude de cette grande œuvre mériterait un approfondissement que nous ne pourrons lui fournir ici. Nous nous contenterons d’en aborder deux points, en continuité avec ceux traités tout au long des précédents chapitres. En premier, la question de méthode, que Guyot considérait comme primordiale — ce que confirme la seconde partie du titre du livre ; en second, la défense par Guyot de la politique économique du laissez-faire, que Gournay, et d’autres penseurs bretons après lui, avaient fait leur.

L’intention première de Guyot dans ce nouvel écrit n’était pas fondamentalement différente de celle qui le guidait jadis à écrire Les préjugés politiques. Mais plutôt que la forme légère voire humoristique prise par son style dans cet écrit déjà cité, Guyot prétendait ici faire œuvre de scientifique, pour signaler plus précisément les errements de la pensée économique ou pseudo-économique de son temps, et réfuter définitivement les sophismes auxquels celle-ci aboutissait. La science économique, Guyot en était convaincu, ne concernait pas simplement les professeurs d’université et les apprentis doctrinaires. En tant que science de l’acte humain économique, l’économie politique — Guyot parlait déjà de « science économique », comme c’était l’usage depuis quelques années — concernait chaque citoyen pris individuellement, et chaque nation prise collectivement. Aucun individu ne pouvait s’en désintéresser.

De cette importance des questions économiques dans nos vies collectives naissait pour Guyot le besoin de clarifier à nouveau les vrais principes de cette science. Pour ce faire, il était urgent, considérait-il, de revenir à la méthode qui avait permis les progrès de l’économie politique aux XVIIIe et XIXe siècles, et de rejeter comme néfastes les développements récents : la mathématisation de la science économique ainsi que l’école historique allemande.

Même s’il s’agissait là d’un ouvrage de théorie pure, La Science économique avait en commun avec les ouvrages économiques du siècle de contenir des explications claires quant à ce que devaient faire ou ce que ne devaient pas faire les gouvernements. Pour Guyot, l’exigence en matière de politique économique était évidente, et tenait en quatre mots que nous connaissons bien : laissez faire et laissez passer.

Bien conscient, semble-t-il, que cette position avait été grandement attaquée par les contestations des socialistes, communistes, anarchistes, protectionnistes, réformateurs sociaux, etc., etc., et une longue liste d’etc., Guyot voulut lui fournir une nouvelle jeunesse en présentant ce laissez faire comme la conviction profonde et partagée des philosophes face à l’obscurantisme, et des économistes face aux prohibitions et à l’interventionnisme. Il écrit ainsi :

« Laissez faire ! Laissez passer ! Ce cri, c’est la protestation du droit contre le privilège ; c’est la revendication pour chacun d’employer ses forces, ses facultés, ses aptitudes selon son gré ; c’est l’affirmation de la propriété personnelle que chacun de nous a sur soi-même contre la mainmise que s’arrogeait la royauté sur chaque individu Les philosophes, en protestant contre la révocation de l’édit de Nantes, les dragonnades, les persécutions religieuses ; en attaquant à la fois jésuites et jansénistes qui se disputaient l’influence dans le gouvernement ; en demandant que l’Etat cessât d’intervenir dans les matières religieuses ; en protestant contre les décisions de la Sorbonne ; en se moquant des arrêts de cette Faculté ; en raillant le vieil appareil qui mettait toutes les erreurs, tous les fantômes accrédités sous la garantie de l’Etat ; en réclamant la liberté de conscience ; et les économistes, en réclamant pour les personnes et les choses la liberté de circulation, pour chacun la liberté de travailler comme il l’entendait, à ce qui lui convenait, ne formulaient, en réalité, qu’une seule revendication : Laissez passer la recherche, le libre examen ! Laissez faire la vérité ! Laissez faire l’industrie et le commerce ! Liberté et vérité donneront science et richesse ! » [8]

La manœuvre persuasive était habile, et tout à fait fondée. Les mêmes qui, au dix-huitième siècle, luttaient contre l’intolérance religieuse défendaient avec passion la liberté économique. C’était par exemple le même Voltaire qui, dans un seul mouvement, combattait « l’infâme », c’est-à-dire l’absolutisme religieux, et applaudissait l’arrivée au ministère du libéral Turgot, ou faisait publiquement l’éloge des physiocrates. C’était le même procureur général La Chalotais, de la même manière, qui provoquait l’interdiction des jésuites, parce qu’ils utilisaient le pouvoir étatique pour imposer leurs vues, et réclamait la liberté absolue du commerce, dans un grand discours cité dans ces pages.

Refusant lui aussi tout à la fois le conservatisme des mœurs, l’intolérance religieuse, et l’intervention de l’Etat dans les affaires économiques, Yves Guyot fut ainsi aussi inclassable que ses illustres prédécesseurs. Qui a lu sa défense de la liberté économique sera peut-être surpris d’entendre ce fait, mais Yves Guyot, après avoir été élu au poste de député en cette année de 1885, siégea à l’extrême-gauche. Ce fait en apparence étonnant ne l’est en réalité pas : non seulement Frédéric Bastiat avait lui aussi siégé à gauche, mais Guyot, par son anticolonialisme, par son opposition farouche à la police des mœurs, et surtout par sa défense sans relâche de l’individu contre le pouvoir coercitif de l’Etat, ne pouvait pas trouver sa place à droite.

Cet anticolonialisme, qui démontre bien toute la portée humaniste de l’idéal du laisser-faire, est un élément trop glorieux pour Guyot pour qu’on fasse affront à sa mémoire en le passant sous silence. Ce fut d’ailleurs en cette même année de 1885, tandis qu’il faisait campagne pour l’élection de député, dirigeait La Lanterne, et faisait paraître ce gros volume sur La science économique et ses lois inductives — Guyot était prolifique à nous faire tous pâlir — qu’il attaqua la colonisation sous le double aspect moral et économique, dans des Lettres sur la politique coloniale.

Avec une grande hauteur de vue, Guyot y condamnait la politique coloniale de la France, et se moquait des arguments colonialistes. Il eut notamment des mots très durs contre la politique française en Algérie. Il avait en fait compris, avant tant d’autres, que la colonisation n’était pas plus défendable d’un point de vue économique qu’un point de vue moral. Avec quelque ironie, il notait : « Nos colonies sont un débouché non pour notre industrie et notre commerce, mais pour l’argent du contribuable. » [9]

Cette question des débouchés, qui était centrale dans les débats sur la colonisation, Guyot la résolvait en indiquant combien la méthode d’imposer nos produits était impropre au commerce, et combien elle servait peu nos intérêts. Il valait mieux chercher à produire des produits de qualité, à bon marché, que les étrangers seraient enclins à consommer, plutôt que de se lancer dans d’interminables manœuvres pour fournir à nos marchandises un monopole.

Également pacifiste — comme il l’illustrera lors du premier conflit mondial, et même avant celui-ci, en réclamant la création d’un conseil des nations — Guyot insista lourdement sur les tensions géopolitiques qu’impliquait inévitablement la politique nationale. « Nos colonies, écrivit-il, ne nous ont servi qu’à nous engager dans des guerres, et nos guerres ne nous ont servi qu’à perdre nos colonies. » [10]

Dans cet ouvrage, Guyot s’opposait aux idées de l’économiste pourtant libéral Paul Leroy-Beaulieu, qu’il avait côtoyé quelques années auparavant. Contrairement à ce dernier, Guyot affirmait qu’il fallait abandonner complètement la colonisation, et se mettre à commercer librement ; qu’il en allait de notre intérêt comme de celui des nations colonisées.

« Certes, je suis convaincu que beaucoup de gens, de très bonne foi, s’imaginent que la politique coloniale de sang, de guerre, de ravages, de bombardement, de spoliation est une politique vraiment patriotique ; que nos généraux et amiraux rendent de grands services à notre industrie et à notre commerce, et que les hommes d’Etat qui se lancent dans cette aventure dont de la grande politique. Je considère au contraire leur politique comme aussi étroite qu’immorale ; comme aussi myope que nuisible à notre patrie ; comme aussi imprévoyante au point de vue intérieur et extérieur que rétrograde. À la politique de fracas, nous devons opposer la politique de résultats. Selon moi, de tous les échanges les coups sont le plus mauvais. Mes solutions se résument donc dans cette phrase : Faire exactement le contraire de ce qu’on a fait et de ce qu’on fait. » [11]

Réélu à la chambre en 1889, Guyot continua à siéger à l’extrême gauche, malgré son hostilité envers le socialisme, contre lequel il publia La Tyrannie Socialiste (1893) Par deux fois rapporteur général du budget lors de son premier mandat, il fut, dès sa réélection, nommé ministre des Travaux publics. Malgré trois changements de président du Conseil, il conserva son poste jusqu’en 1892. À ce poste, il essaya d’introduire des réformes libérales, notamment sur le sujet du transport ferroviaire. Les mains liées, il n’eut pourtant que peu l’occasion d’agir. Il racontera plus tard cette expérience spéciale dans un livre : Trois ans au ministère des Travaux publics.

Si nous revenons maintenant aux productions de Guyot l’économiste, il est impossible d’en rendre compte pour la décennie 1890 sans mobiliser le court et pourtant énergique ouvrage qu’il publia en 1896 sous le titre La morale de la concurrence. Dans ce livre audacieux, Guyot s’interrogeait sur une question en apparence banale : Qu’est-ce qui pousse, on pourrait même dire qui force les hommes à être moraux, à agir moralement ? Certains argueront en faveur des religions, et pourtant l’histoire prouve qu’elles sont insuffisantes pour produire le bon effet qu’on attend d’elles.

Le grand moteur de la moralité, en réalité, se trouve dans la sphère honteuse, la sphère matérielle : c’est la concurrence entre les hommes. Par la concurrence, chacun est poussé à agir dans le sens le plus profitable pour la société. Comment s’enrichir, en effet, si ce n’est en se rendant utile aux autres ? Comment obtenir un bon salaire, et conserver son emploi, si ce n’est en étant compétent et en rendant service, par ce fait même, à l’entreprise qui nous emploie ? Comment, pour un artisan ou un commerçant, faire prospérer son affaire, si ce n’est, encore une fois, en se rendant utile à ses clients et en leur proposant des produits qu’ils aimeront ?

Il serait impensable d’achever cette présentation d’Yves Guyot sans mentionner, même brièvement, son combat lors de l’Affaire Dreyfus. Notre économiste breton fut en effet l’un des rares à avoir soutenu dès le début, et avec une vigueur vraiment noble, le cas controversé du capitaine Dreyfus. Yves Guyot fit campagne avec ardeur, mobilisant les différents journaux qu’il dirigeait ou dans lesquels il connaissait des hommes à responsabilité. L’un de ses collaborateurs au Siècle témoigna de l’incroyable audace de Guyot dans cette affaire célèbre, lors même que des menaces pesaient alors sur lui : « Je fus en mesure, moi-même, de lui dire, dans son cabinet de directeur du Siècle, qu’il était question de l’arrêter. Il sourit et continua son article. » [12] Tel était le personnage Guyot. Cette audace est plus impressionnante quand on prend en considération la date des articles pro-dreyfusards. Quand Guyot prit la plume pour la première fois dans les colonnes du Siècle, ou d’autres journaux, nous étions plusieurs mois avant le célèbre « J’Accuse » de Zola.

***

Quand on lui demandait combien d’heures il travaillait par jour, il répondit : « Toutes ; oui, toutes les heures, car je ne cesse jamais de travailler. » [13] Toutes ces heures, tout ce travail fut consacré à la défense de la liberté. Guyot, en effet, « ne cessa pas un seul jour de combattre pour la liberté sous toutes ses formes. » [14]

Missionné de résumer en quatre points la doctrine de Guyot, Emmanuel Vidal, son collègue au sein de la Société d’économie politique, écrira ces quatre points :

« 1° La liberté individuelle, le droit de travailler doivent être assurés, maintenus, respectés.
2° La propriété est un droit de l’homme, l’exercice de ce droit étant une condition de son activité, de son indépendance et de sa dignité. La loi ne crée pas la propriété ; elle la garantit et en détermine les modes.

3° Le commerce doit être libre, l’action de la concurrence tendant à donner aux choses leur jute prix. D’ailleurs, la plupart des conflits sociaux ont pour cause la poursuite du monopole.
 4° L’État doit aux individus la sécurité et le maintien du milieu libre. Il n’est ni l’animateur ni le dispensateur du travail. » [15]

Telles étaient les lignes directrices de la belle philosophie économique que Guyot avait hérité de ses prédécesseurs, et qu’il tâcha toute sa vie, qui dura jusqu’en 1923, de défendre et de faire appliquer. « Il fut avant tout un économiste libéral, écrira aussi M. Colson, un autre de ses collaborateurs. Il professait et soutenait les idées des économistes classiques, avec une fermeté qui ne se relâchait jamais, avec une intransigeance dépassant parfois les enseignements des anciens maîtres. À une époque où le souci de la popularité et la prédominance croissante de l’appel au sentiment sur l’observation scientifique dans les questions sociales, poussent les hommes qui détiennent ou qui briguent les postes électifs à mettre de plus en plus la puissance publique au service des groupements d’intérêts privés, Yves Guyot n’a jamais cessé non seulement de lutter contre le socialisme, mais aussi de combattre énergiquement toute intervention de l’Etat dans les affaires qui, par leur nature, sont du ressort de l’initiative privée. » [16]

 

 

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[1] Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, p.295

[2] Yves Guyot, L’inventeur, Paris, 1867, p.466

[3] Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, p.296

[4] Discours d’Henri Coulon à l’occasion des obsèques d’Yves Guyot, Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, pp.340-341

[5] Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Paris, Gallimard, 1983, Tome 2

[6] Yves Guyot, Nos préjugés politiques, Paris, 1872, p.125

[7] Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, p.308 32

[8] Yves Guyot, La science économique, 2ème édition, Paris, 1887, p.xvii

[9] Yves Guyot, Lettres sur la politique coloniale, Paris, 1885, p.99

[10] Ibid., p.285

[11] Ibid., pp.332-333

[12] Discours d’Emmanuel Vidal à l’occasion des obsèques d’Yves Guyot, Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, p.330

[13] Discours d’Armand Schiller à l’occasion des obsèques d’Yves Guyot, Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, p.335

[14] Ibid.

[15] Discours d’Emmanuel Vidal à l’occasion des obsèques d’Yves Guyot, Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, p.325

[16] Discours de M. Colson à l’occasion des obsèques d’Yves Guyot, Journal des économistes, 87e année, 15 mars 1928, p.325

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