Intervention du 9 juillet 1849 sur la misère ouvrière

Intervention du 9 juillet 1849 sur la misère ouvrière

[Moniteur, 10 juillet 1849.]

 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. Je viens bien moins combattre l’honorable M. Victor Hugo qu’appuyer la proposition qu’il a soutenue lui même, mais par des considérations différentes de quelques-unes de celles qu’il a présentées à l’Assemblée. 

Comme lui, je crois la proposition de l’honorable M. de Melun excellente, et je m’associerai même, je dois le dire, à la plupart des sentiments qu’il a si éloquemment exprimés ; cependant, qu’il me soit permis tout d’abord de faire une réserve sur un point que vient de traiter, en finissant, l’honorable M. Victor Hugo. 

Je lui conteste, à lui, j’ose le dire, comme à tout autre, le droit d’éprouver pour les populations malheureuses dont il a décrit le tableau d’une manière si saisissante, je lui conteste le droit d’éprouver pour elles plus de sympathie que je n’en éprouve moi-même. (Mouvement.) 

Voix à droite. Il n’en éprouve pas plus que personne, et tout le monde en éprouve autant que lui ! 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. J’ajoute que j’entends de toutes parts des voix qui s’élèvent pour faire ici la même protestation. 

Oui, j’ai voué aux classes malheureuses, j’ai voué comme lui, tout autant que lui, et avant lui, les études de ma vie, tous mes sentiments, mes passions les plus vives et les plus ardentes ; et cependant, qu’il me permette de le dire, tout à l’heure je l’ai entendu proférer en leur faveur, à ce qu’il croit, des paroles imprudentes et qui sont de nature à leur causer un grand dommage. (Assentiment à droite et au centre.) 

L’honorable M. Victor Hugo vous a dit, dans des termes absolus qui m’ont étonné, qui m’ont effrayé même : Il est au pouvoir de cette Assemblée, il est au pouvoir de la société, il est au pouvoir du gouvernement de détruire la misère ! 

Quelques voix à gauche. Oui! — Sans doute! — Il a raison ! 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. Si l’honorable M. Victor Hugo avait dit à cette tribune qu’il y a des misères qu’on peut détruire, qu’on doit détruire ; s’il avait ajouté qu’il est toujours au pouvoir des sociétés et des gouvernements de diminuer et de soulager les misères que l’on ne peut pas détruire (C’est cela !), oh ! alors, je m’associerais à ses paroles, et je ne monterais à cette tribune que pour unir mes efforts aux siens. (Très bien !) 

Mais peut-on bien dire d’une manière générale : on peut, et, par conséquent, on doit détruire la misère ? Ah ! plût à Dieu qu’il fût possible de réaliser de pareilles paroles ! Ah ! sans doute alors, il n’y a personne ici, dans cette Assemblée, qui ne vînt unir ses efforts et ses sympathies à celles de M. Victor Hugo pour faire disparaître toute misère de cette terre, afin qu’il n’y ait plus, dans ce monde, ici-bas, sur cette terre, que des spectacles de bonheur et de satisfaction ! Mais, j’ose le dire, ce sont des paroles imprudentes. (Assentiment à droite et au centre. — Rumeurs à gauche.) Et voulez-vous savoir pourquoi ? C’est qu’il y a quelque chose de très funeste aux populations ouvrières ; ce sont les perturbations incessantes. Et voulez-vous savoir ce qui est le plus fécond en troubles, en désordres, le plus fécond en révolutions ? Ce sont les déceptions, ce sont les paroles trompeuses (Oui ! oui ! — Très bien !), ce sont les promesses fallacieuses, ce sont les engagements que l’on prend et que l’on ne peut pas tenir. Voilà ce qui enfante les révolutions, voilà ce qui enfante les désordres, voilà ce qui est fécond en anarchie, voilà ce qui ajoute chaque jour à la misère des populations, une misère plus grande à laquelle on veut porter secours et au secours de laquelle nous sommes résolus de consacrer tous nos efforts, tous nos dévouements. (Très bien ! très bien !) 

Voilà ce qu’il y a de dangereux dans de pareilles paroles, et je suis convaincu que M. Victor Hugo, qui a tout à l’heure exprimé des sentiments si touchants, si profonds en faveur des populations qui excitent toute sa sympathie, reconnaîtra lui-même, s’il veut y réfléchir, qu’il y a malheureusement de certaines misères qui ne sont pas à la portée de l’homme, qu’on ne peut pas complètement guérir, qu’on doit seulement chercher à soulager, parce qu’on peut toujours diminuer le mal, alors même qu’on ne peut pas le combattre entièrement. (Très-bien ! très bien !) 

Maintenant, s’ensuit-il que la proposition à laquelle on avait ainsi donné une extension fâcheuse, je dirai funeste, parce qu’elle ne pourrait pas être réalisée, soit une proposition mauvaise que vous deviez rejeter ? Non, je ne le crois pas ; et je demande votre attention, pour qu’il me soit permis de bien préciser quel est l’objet véritable de la proposition, ce qu’elle comprend, ce qu’elle ne comprend pas, les limites de ce qu’on peut faire, de ce qu’on doit entreprendre, et le point où on doit s’arrêter. (Parlez ! parlez !) 

La proposition de l’honorable M. de Melun peut, à mon avis, encourir deux reproches : on peut lui reprocher d’être trop vaste, de comprendre trop d’objets, d’être vague, de n’être pas bien déterminée ; et puis on peut lui reprocher d’être trop étroite, du moment où on voudrait la restreindre. 

Si la proposition a pour objet d’embrasser tout ce qui peut influer d’une manière ou d’une autre, directement ou indirectement, sur le bien-être matériel et moral des classes ouvrières, c’est un sujet sans limites, c’est un océan sans rivages, et, en vérité, l’imagination et l’esprit s’y perdent. 

En effet, je ne crois pas qu’il y ait dans la société rien qui n’ait une certaine influence sur le bien-être des masses. Certes, je ne parle qu’avec un grand respect de l’objet de la proposition et des sujets qu’elle contient ; mais ce serait se faire peut-être une très grande illusion que de croire que les institutions auxquelles elle aspire sont de celles qui doivent avoir le plus grand effet sur le sort et le bien-être des classes ouvrières. Il y a telles lois de travaux publics, telles lois de douane, telles lois politiques qui, en amenant d’heureux changements dans le travail des classes ouvrières, peuvent avoir plus d’influence sur le bien-être matériel et moral des populations que toutes les institutions de bienfaisance quelles qu’elles soient. (Vif assentiment.) 

Je vais plus loin : Savez-vous ce qui a le plus d’influence sur le sort des classes ouvrières ? C’est la sécurité publique (C’est vrai ! c’est très vrai !) ; c’est la sécurité publique, c’est la confiance, c’est le crédit, tout ce qui, en un mot, appelle les capitaux, parce que les capitaux utilisent les bras. Voilà ce qui a le plus d’influence sur le sort des classes ouvrières. (Très bien ! très bien !) 

Je dis ceci, non pas pour écarter la proposition à laquelle je vais arriver tout à l’heure, mais pour montrer que l’objet de la proposition n’est pas de l’économie politique. Eh bien, l’art. 13 de la constitution a autre chose en vue que l’économie politique. 

Le sujet ainsi dégagé n’est plus aussi vaste qu’on le croyait d’abord. 

D’autres personnes voudraient le restreindre et disent qu’il n’y a dans l’art. 13 que la charité publique, que la bienfaisance ; alors elles se prennent à de certaines misères qui sont immenses, incontestables, qui frappent les yeux de tous, et que personne ne peut mettre en doute, par exemple, le sort des sourds-muets, des aveugles, des orphelins de naissance, des estropiés, de ceux enfin qui sont, je le répète, dans une misère tellement évidente, qu’elle frappe tous les yeux, qu’on ne peut pas la mettre en doute. 

L’art. 13 de la constitution n’est pas indifférent à de pareilles misères ; il les prévoit et il a raison de les prévoir ; car, quoiqu’il s’agisse là de maux bien certains, sur lesquels la bienfaisance publique aurait dû dès longtemps s’exercer, il y a encore de grandes lacunes ; il ne faut pas croire que toutes ces misères, qui sont si évidentes, si certaines, soient toutes secourues aujourd’hui ; une grande partie ne l’est pas ; je pourrais rappeler ici un fait, permettez-moi cette digression. Il y a quelques années, à une époque où notre règlement n’était pas si sévère qu’aujourd’hui, où les sollicitations n’étaient pas interdites, il m’est arrivé de solliciter, pendant près d’un an, pour un aveugle. J’étais inscrit à mon tour ; on m’avait promis que mon aveugle passerait quand mon tour serait venu, et je me rappelle qu’il y avait avant mon tour l’aveugle de la reine. 

Je suis loin de blâmer la priorité qui m’excluait ; celle qui était la première en bienfaisance et en charité avait bien le droit d’être la première en crédit pour une bonne œuvre. (Très bien ! très bien !) 

Mais il s’agissait ici de secours qui, quoique privilégiés, étaient toujours justes, et c’est parce que ce secours est toujours juste, qu’en pareil cas, le privilège doit être universel, et je tiens pour demi-barbare une législation d’après laquelle de pareilles misères ne sont pas universellement et uniformément secourues. Ceci n’est, du reste, que de la charité publique. 

Ainsi, vous le voyez, il faut écarter de cet horizon trop vaste ou trop restreint ce qui tient à la politique, à l’économie politique ou à la charité. 

Il y a autre chose dans la proposition de M. de Melun et dans l’art. 13 de la constitution. Vous voyez que nous nous rapprochons du but. 

Voici, si je l’ai bien compris, et l’honorable auteur de la proposition, M. de Melun, me rectifiera si je me suis trompé, le grand objet, l’objet essentiel de l’art. 13 de la constitution ; je me rappelle mes souvenirs, j’étais membre de la commission de constitution, je crois me rappeler parfaitement l’économie dans laquelle avait été conçu l’art. 13. Notre objet était surtout de prévoir, d’une manière générale, les accidents qui peuvent se produire dans la condition des classes ouvrières, non pas ces accidents funestes, irrémédiables, tels que ceux que j’ai cités tout à l’heure, mais les accidents passagers qui aujourd’hui troublent le travail de l’ouvrier et lui permettent de le reprendre le lendemain, ces misères momentanées qui peuvent cesser, soit par les secours de l’État, soit par l’assistance des individus. 

Voilà l’objet que s’est proposé l’art. 13 de la constitution : donner des moyens de travail à celui qui n’a que le travail pour capital, aider dans sa prévoyance celui dont la prévoyance personnelle est le premier soutien. Enfin, dans le cas où le travail de l’individu et sa prévoyance ne suffisent pas, des secours soit des particuliers, soit de l’État pour venir en aide à une misère passagère et momentanée. 

Voilà l’esprit dans lequel a été conçu l’art. 13 de la constitution. Et si vous me permettez quelques exemples, je n’abuserai pas des moments de l’Assemblée ; vous allez voir que c’est un sujet très vaste, qui comprend des institutions d’un prix infini, et que, sans se jeter dans des chimères et dans des utopies, et sans se placer aussi haut que l’honorable M. Victor Hugo, on peut, en restant sur un terrain moins élevé, trouver des applications particulières d’une grande portée. 

L’article 13 de la constitution commence par poser un principe qui domine tout, c’est que l’homme est assuré de la liberté du travail ; c’est cette liberté du travail qui est la véritable organisation du travail. (Très bien ! très bien !) Mais ce travail qui est son capital, qui est sa seule fortune, même alors qu’il est plein de cœur pour le pratiquer, il peut se trouver des obstacles presque insurmontables qui l’empêchent de pratiquer ce travail, sans lequel cependant il ne peut vivre. Ce sont ces obstacles qu’il faut éloigner. 

J’en cite un exemple : 

Voici un pauvre ouvrier et sa femme chargés d’enfants en bas âge. Quand l’enfant a grandi, c’est un secours, c’est une assistance pour la famille ; mais tant qu’il n’a pas atteint un certain âge, c’est une charge, une charge des plus funestes et un des obstacles les plus terribles ; car, si le père et la mère s’occupent de l’enfant, ils ne peuvent pas travailler, et ils meurent, les parents et l’enfant ; au contraire, s’ils ne s’en occupent pas, l’enfant vague dans les rues et se livre à la mendicité ou au vol. Voilà des accidents funestes contre lesquels il faut un remède. On l’avait déclaré introuvable ; mais enfin les utopies se sont évanouies : le remède, il a été offert par l’institution des crèches qui reçoivent l’enfant le matin et le rendent le soir, en suspendant ainsi seulement, et en ne brisant jamais le lien de la famille, ce qui est si important. (Très bien !) 

De même les salles d’asile… Remarquez-le bien, je parle ici d’institutions pratiques dont quelques-unes sont établies, dont la plupart ne sont pas généralisées, qui sont en germe, en quelque sorte, qui ne sont établies que çà et là ; ce sont des spécimen, des patrons utiles à imiter, mais qui ne sont pas répandus partout, et qui cependant doivent l’être. Eh bien, toutes ces institutions, celles qui existent, il faut les généraliser ; celles qui n’existent pas, il faut s’empresser de les créer, et, je le répète, ce ne sont pas là des utopies, ce sont des choses déjà pratiquées en France ou dans des pays dont je peux citer les autorités. (Très bien ! très bien !) 

Il y a deux choses qui sont nécessaires à l’ouvrier pour le travail, son bras et son intelligence. Son intelligence, comment la développera-t-il s’il n’y a pas des écoles gratuites ? L’État les donne, l’art. 13 de la constitution l’a promis, l’enseignement primaire est garanti à tous les citoyens. 

Une autre garantie est offerte, c’est l’éducation professionnelle. L’ouvrier est voué à une condition éternellement inférieure s’il n’a pas les moyens de développer ses facultés, et si celui qui est né dans une position infime n’a pas les moyens de s’élever. Eh bien, l’éducation professionnelle lui est assurée par l’article 13 de la constitution. 

Mais l’ouvrier a surtout besoin de son bras. Eh bien, l’État doit veiller à ce que son bras, qui est sa fortune, le capital unique dont il dispose, ne lui soit pas prématurément enlevé par sa propre imprudence. Or il existe une loi salutaire à cet égard qu’il s’agit seulement d’améliorer ; il y a une loi qui prévoit le cas où l’on ferait dans les établissements manufacturiers abus de la force de l’enfant. On ne veut pas qu’on puisse escompter sa jeunesse, que par un usage prématuré de ses forces on en détruise le germe. Eh bien, cette loi, il ne s’agit que de la perfectionner, elle existe en France et en Angleterre ; il ne s’agit que de la rendre plus complète. 

Ce n’est pas tout encore : l’ouvrier parvenu à l’âge adulte peut être exposé à des dangers très grands pour sa santé et pour sa constitution s’il habite une manufacture insalubre, si son propre logement est malsain ; je rappellerai que dans un pays où l’on respecte tant la propriété, où les droits de police sont si contestés, où l’on admet si difficilement l’intervention du gouvernement, sous le toit domestique, en Angleterre, il y a des lois qui ont pourvu à ce que la police soit obligée de s’enquérir de la manière dont les ouvriers sont logés ; elle est autorisée même à la destruction des habitations insalubres. 

LE CITOYEN RAPPORTEUR. Une proposition sera déposée demain sur ce sujet. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. J’apprends avec bonheur, par M. le rapporteur, qu’une proposition sera présentée demain sur ce sujet. 

Voilà des lois pratiques qui tendent à conserver ces instruments de l’ouvrier, sans lesquels il ne peut pas vivre, il ne peut pas travailler ; ses bras et son intelligence. 

Maintenant, il peut arriver cependant que, malgré les efforts qu’on a faits pour conserver à l’ouvrier l’usage de ses bras et de son intelligence, et les instruments de travail dont il a besoin, il peut arriver des circonstances qui lui en rendent l’usage impossible ; il y a des chômages dans les industries, des maladies qui atteignent l’homme. Que deviendra-t-il dans ce cas ? Sans doute, la première condition de salut pour l’ouvrier, c’est sa propre prévoyance, sa prévoyance personnelle. Cependant, il faut que la loi, le gouvernement, la société aient aussi de la prévoyance pour lui ; qu’à côté de la prévoyance personnelle de l’ouvrier se place la haute et suprême prévoyance de l’État. 

Déjà nous avons vu se former un certain nombre d’institutions qu’il ne s’agit que de compléter : la caisse d’épargnes, qui n’a que le défaut de ne pas exister partout, et qui offre à l’ouvrier le moyen de mettre ses épargnes en sûreté. 

Il existe ensuite, pour l’ouvrier, la ressource des secours mutuels que les ouvriers se donnent entre eux, et qui, de cette façon, entretiennent entre eux ces sentiments de fraternité qui existent dans tous nos cœurs, et qui doivent aussi entrer dans nos lois. 

Messieurs, je n’ose pas en ce moment vous faire l’énumération de toutes les institutions du même genre qui, ou existent, ou peuvent être créées. Qu’il me suffise de vous rappeler cette lèpre à laquelle on faisait allusion tout à l’heure, le Mont-de-Piété, cet établissement usuraire qui prête à 12 ou 15%, et cependant dans les temps de chômage, ou quand l’ouvrier est malade, qu’il est obligé de recourir au crédit, il n’a de crédit que dans cet établissement usuraire de l’État qui lui prête à 12 ou 15% ; je n’imagine rien de plus criant, de plus scandaleux au monde, qu’une assistance publique donnée dans de telles conditions, et de plus urgent que d’y apporter remède. 

Maintenant vous savez que, dans plusieurs pays voisins du nôtre, il existe des institutions excellentes que nous n’avons qu’à imiter, pour l’ouvrier, en cas de disette et de chômage. S’il est malade, un médecin gratuit vient le visiter ; s’il a une contestation, des conseils de prud’hommes lui viennent en aide. 

Déjà M. le garde des sceaux a institué une commission qui a pour objet de créer un bureau des pauvres, le ministère public des indigents, qui leur donnera ses conseils gratis et leur permettra ainsi l’accès de la justice civile qui leur était fermée jusqu’à ce moment. 

Voilà encore des institutions excellentes qu’il s’agit de généraliser ou d’établir. 

Il peut cependant arriver qu’après l’épuisement de tous ces moyens qui dominent la condition de toutes les classes nécessiteuses, qui sont les premiers moyens d’assistance, que ces moyens ne soient pas suffisants, et alors, comme ressource suprême, il faut que l’État puisse avoir à sa disposition de grands travaux d’utilité publique qui procurent de l’ouvrage à ceux qui en manquent. 

Voilà ce que veut l’art. 13 de la constitution. Ses dispositions me paraissent d’une sagesse parfaite. 

Et maintenant si, malgré ce secours des travaux, l’ouvrier ne peut pas trouver l’assistance qui lui est promise, d’autres secours, même en nature, lui sont donnés. Il faut seulement que ces secours soient donnés avec une grande réserve. 

Il y a deux conditions pour le pauvre qui demande un secours : la première, c’est que la misère qu’il invoque soit certaine ; la seconde, c’est qu’elle soit imméritée. (C’est juste !) 

Je n’achèverais pas le tableau que j’ai mis sous vos yeux, si je ne vous disais que, malgré toutes les ressources dont nous avons parlé, malgré tous les expédients d’assistance que nous avons invoqués, l’ouvrier qui a travaillé toute sa vie se trouverait encore dans une détresse sans remède, si, à la fin de ses jours, il n’avait pas une retraite assurée. Il faut que la prévoyance de cette retraite commence le jour même où il commence à travailler, car c’est de ce jour qu’il doit penser au moment où il ne travaillera plus. 

La caisse de retraite est une institution qui aurait dû exister depuis longtemps. Elle existe déjà dans quelques pays ; dans quelques localités de France elle a commencé à se pratiquer. Elle doit être généralisée. 

Je croyais avoir épuisé ce tableau, et cependant j’ai encore un mot à y ajouter. 

Après que l’homme est tombé dans la vieillesse, arrive le moment où il meurt. Et vous savez trop quel est le spectacle affreux que présentent la plupart de nos villes et de nos campagnes où la pauvre famille, dont un des membres est mort, est obligée de conserver son cadavre dans la seule pièce où est réunie toute la famille ; il n’y a aucun moyen de la soustraire à ce spectacle, je ne parle pas de l’incommodité, mais de ce qu’un pareil spectacle a d’affreux pour cette malheureuse famille. 

Il n’y a pas en Bavière une commune dans laquelle ne se trouve une maison commune, appelée maison mortuaire, dans laquelle on dépose, entre l’intervalle de la mort et l’intervalle de l’enterrement, le corps du décédé. (Mouvement en sens divers.) 

LE CITOYEN VICTOR LEFRANC. Les paysans ne l’abandonneraient pas ; ils veulent garder leurs morts. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. Je demande pardon à l’Assemblée d’avoir abusé à ce point de sa patience. 

Voix nombreuses. Du tout ! — Très-bien ! 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. Je veux simplement me borner, quant à présent, à lui dire que le développement de toutes ces institutions, que j’ai été si long à énumérer, quoique j’en aie omis un grand nombre, le développement de toutes ces institutions, qui seraient l’objet des travaux de la commission qui serait nommée, ne devrait jamais cesser d’être dominé par un certain nombre de principes que je crois essentiels et fondamentaux en cette matière. Ainsi vous voyez partout apparaître l’action de la société et du gouvernement dans cette multitude d’institutions qui sont à créer, et cependant je voudrais bien qu’on n’oubliât jamais ce principe essentiel : c’est que jamais l’État ne doit intervenir dans les affaires de l’industrie : il doit s’occuper beaucoup de l’ouvrier, jamais de l’œuvre, jamais de l’industrie. (Marques d’approbation.) Il doit s’occuper beaucoup de toutes les misères, de tous les accidents qui se produisent dans la vie des ouvriers, jamais intervenir, dans le contrat ; il faut que les contrats soient chose sacrée, placée complètement en dehors des institutions de gouvernement. (Marques d’approbation.) Il faut une loi nouvelle, meilleure que celle que nous avons pour régler le contrat de louage ; pour définir le contrat d’apprentissage, qui sont maintenant conçus dans des termes qui per mettent au maître d’abuser ; il faut une loi meilleure sur les livrets ; mais, les lois une fois posées, je tiens pour principe et pour maxime qui ne doivent pas être contestés, que l’État ne doit pas intervenir dans les affaires de l’industrie et qu’il doit seulement s’occuper des accidents et des misères de l’ouvrier. 

Il est un autre principe que je voudrais qu’on ne perdît pas de vue : c’est que l’État et la société, en s’occupant de l’assistance publique, ne doivent jamais se substituer à l’assistance privée. (Très bien !) 

Quelques voix. On n’a pas entendu. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. C’est que jamais l’État et la société, en s’occupant de l’assistance publique, ne doivent se substituer à l’action de l’assistance privée (Très bien ! très bien !) 

L’État doit diriger, indiquer, surveiller, suppléer à l’action de l’assistance privée quand elle manque, mais jamais ne la remplacer ; il n’y parviendrait pas. Il ne doit suppléer ni l’assistance privée ni le zèle religieux, qui, après tout, seront toujours et longtemps la première source de l’assistance. (Approbation.)

Il est un principe encore qu’on ne devrait pas perdre de vue : c’est que l’État, le gouvernement, la société et les individus ne doivent jamais se substituer à la famille. Quoiqu’on fasse et quelles que soient les prévoyances que nous cherchions à faire naître et les assistances que nous essayions de provoquer ; il n’y en aura jamais de plus douces, de meilleures, de plus efficaces et de plus fécondes que celles de la famille, et malheur à nous si nous pouvions en tarir la source. (Nouvelle approbation.) 

Enfin, je dois dire qu’il est un principe que je voudrais qu’on ne perdît pas de vue : c’est que l’État, plaçant sa haute sollicitude au-dessus de toutes ces misères dont nous venons de faire le tableau, travaillât de manière à ne jamais détruire les prévoyances privées. C’est la prévoyance personnelle qui, après tout, est la meilleure garantie de ce bien-être, et toute illusion qui serait donnée dans ce genre serait une illusion fatale d’abord pour l’ouvrier, et pour la société ensuite. (C’est vrai ! c’est vrai !) 

Enfin, quoique j’aie commencé par là, je veux encore revenir à exprimer cette idée qui me paraît principale dans la question qui nous occupe : c’est que l’État et la société doivent faire tout ce qu’ils peuvent, mais qu’ils ne doivent pas promettre plus qu’ils ne peuvent. (Très bien ! très bien ! — Légère rumeur à gauche.) 

Une voix à gauche. Qu’ils fassent ce qu’ils peuvent ! 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. Eh bien, un pareil travail… et je ne crois pas que mes honorables interrupteurs puissent contester qu’il n’y ait quelque étendue dans ce travail d’institution que tout à l’heure nous mettrons sous les yeux de l’Assemblée, un pareil travail n’est pas une œuvre insignifiante, il y a, je crois, quelques réformes importantes à faire, et qui ne touchent pas seulement à la superficie ; et si cette Assemblée parvient à réaliser ces institutions de bienfaisance qui sont en germe dans l’art. 13 de la constitution, je ne crois pas qu’elle aura fait une œuvre qu’on soit en droit de mépriser. 

J’appuie donc de toutes mes forces la nomination d’une commission unique. 

Je crois que, pour être fécond, le travail a besoin d’être fait par une commission unique, et non par un certain nombre de commissions nommées les unes à côté des autres. Il s’agit d’un ensemble d’institutions formant une grande chaîne dont tous les anneaux se suivent et se tiennent les uns aux autres, et qui ne peuvent être placés les uns à côté des autres que par la même main. Quel serait le travail que vous auriez fait si une première commission était chargée de l’examen de moyens de pourvoir aux misères qui menacent l’enfance ; une deuxième de subvenir à celles qui menaçaient les adultes, et une troisième de prévenir les accidents qui peuvent se produire parmi les vieillards ? Je dis qu’il faut un ensemble dans de pareilles institutions. Je dis que toutes ces misères dont nous avons vu le tableau se tiennent les unes les autres, et par conséquent ce sont les mêmes hommes, les mêmes esprits, les mêmes intelligences qui doivent concevoir l’appréciation, en indiquer le remède, poser d’une main sûre les limites qui les séparent les unes des autres, et venir présenter à l’Assemblée un travail dans son ensemble. (Marques d’assentiment.) 

On a élevé une objection qui consiste à dire que cela nuirait à l’initiative du gouvernement ; je ne le crois pas. 

LE CITOYEN SAGE. Il y a un projet présenté par le gouvernement. 

LE CITOYEN VICTOR LEFRANC. Je demande la parole. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. On dit : Il y a un projet présenté par le gouvernement. C’est le projet d’assistance publique. 

Ceci prouve combien serait mal fondé le reproche qui serait adressé au gouvernement d’avoir attendu notre initiative, car, si je suis bien informé, le projet d’assistance publique qu’a déposé M. le ministre de l’intérieur a été renvoyé, il y a déjà un mois, au conseil d’État ; le gouvernement, par conséquent, avait bien pris sur nous l’initiative. Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve que son travail, que ce projet, à moins que M. le ministre de l’intérieur n’y voie une objection, sera renvoyé à la commission qui sera nommée… 

LE CITOYEN DUFAURE, ministre de l’intérieur. Au contraire, je le demanderai. 

LE CITOYEN GUSTAVE DE BEAUMONT. … Et que ce projet sera précisément la base de son travail ; seulement la commission aurait à rechercher si le travail de M. le ministre de l’intérieur tel qu’il est présenté dans le projet sur l’assistance publique, contient en effet toutes les institutions qui émanent de l’article 13 de la constitution, ce qu’on devrait en retrancher, ce qu’on devrait y ajouter. Ainsi, loin de voir là une objection, je n’y trouve qu’une raison de plus d’appuyer la proposition. (Très bien ! très bien !)

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