Les raisons de la séparation de Louis-Paul Abeille d’avec les Physiocrates

Extrait de L’enfance et la jeunesse de Du Pont de Nemours racontées par lui-même (Paris, 1906)

 

M. Quesnay traitait les différentes personnes qui venaient chez lui en raison de la capacité qu’il leur croyait d’être utile à la société ; et, jugeant qu’on pouvait beaucoup attendre d’un jeune homme qui avait trouvé seul trois ou quatre bons principes d’économie politique, il me donna dès le premier jour la même liberté, et me montra la même familiarité que si je l’eusse connu depuis dix ans et qu’il faisait dix ans après. Il dit à ceux de ses autres élèves qui se trouvèrent présents, en me prenant d’une main et mes deux brochures de l’autre : « Messieurs, voilà M. Du Pont, et voici son ouvrage : ex ungue leonem. Il est notre ami depuis vingt ans : il l’était avant de naître. »

M. Abeille[1], qui tenait un des premiers rangs parmi ses disciples les plus favorisés, fut choqué des bontés distinguées qu’il prodiguait si vite à un morveux. Il en prit contre moi un mouvement d’antipathie et d’humeur qui dure encore, quoiqu’il date presque de trente ans, et me le montra dès les premières semaines. M. Quesnay me donnait à discuter différentes questions économiques. Je ne puis, je n’ai jamais pu envisager avec froideur ces matières si importantes au bonheur et au malheur du genre humain, mais alors surtout, je mettais presque toujours dans ce que j’écrivais à leur sujet trop d’abondance, et des tournures trop poétiques ou trop oratoires. M. Abeille relevait ces défauts avec amertume, observait que ce que je venais de faire était de mauvais goût, qu’on ne s’exprimait point ainsi sur des sujets graves ; que mon style me ferait passer pour un homme peu propre à ce genre d’étude ; il me répétait en pédagogue : Ornari res ipsa negat, contenta doceri. M. Abeille avait du mérite et de la réputation, son âge et son nom m’en imposaient. J’aurais disputé contre lui sur des principes, car les vérités exactes appartiennent à tout le monde ; mais lorsqu’il s’agissait de style et de goût, à moins de montrer un amour-propre ridicule, je ne pouvais que me taire ; cependant, la fréquence et la sévérité de ses critiques me faisaient monter le rouge au front, et m’amenaient quelquefois les larmes aux yeux : « Laissez en paix ce jeune homme, lui disait M. Quesnay, s’il n’avait rien de trop à son âge, il serait bien court au nôtre. » Je prenais une grande tendresse pour le vieillard de soixante-dix ans, notre instructeur à tous, qui me protégeait ainsi contre le savant de quarante.

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[1] Louis-Paul Abeille, né à Toulouse le 2 juin 1719 et décédé à Paris le 28 juillet 1807, inspecteur général des manufactures de la France, secrétaire général du conseil du bureau de commerce, membre de la Société d’agriculture de Paris, et, en 1799, membre de l’Institut. On a de lui plusieurs ouvrages sur l’économie politique.

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