Œuvres de Turgot – 202 – Les poids et mesures

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1775

202. — LES POIDS ET MESURES

Lettre à Messier, de l’Académie des Sciences, sur la recherche d’un étalon commun pour les poids et mesures[1].

[D. P., IX, 358.]

3 octobre.

M. de Condorcet a dû vous prévenir, M., du projet que j’ai de faire constater par des expériences exactes la longueur précise du pendule, qui me paraît devoir servir d’étalon commun et de terme de comparaison à toutes les mesures qu’il sera facile d’y réduire. Mais le mouvement de rotation et la figure de la terre faisant varier, à raison des différentes latitudes, la pesanteur et, par conséquent, la longueur du pendule destiné à faire des oscillations d’une égale durée, il faut se déterminer à choisir pour mesure matrice le pendule d’une latitude déterminée.

Il ne peut y avoir de motif raisonnable de préférence que pour le pendule de l’équateur et celui du parallèle du quarante-cinquième degré. Ce dernier paraît préférable par une foule de raisons, et surtout par la facilité, que donne sa situation au milieu des contrées où les sciences fleurissent, d’en vérifier la longueur aussi commodément et aussi souvent qu’on le voudra. Nous avons même l’avantage que ce parallèle traverse la France et passe fort près de Bordeaux. Les environs de cette ville présentent, dans le Médoc, un terrain peu élevé au-dessus du niveau de la mer, et suffisamment éloigné de toutes les montagnes qui pourraient troubler l’action de la pesanteur : ces circonstances sont les plus favorables qu’on puisse rencontrer pour les recherches de ce genre.

Je me suis déterminé, en conséquence, à prier un astronome de s’y transporter et d’y faire toutes les observations nécessaires pour constater la longueur du pendule.

Je n’ai pas cru pouvoir choisir pour ce travail personne qui réunisse plus que vous le zèle pour le progrès des sciences et le talent d’observer avec précision. M. de Condorcet m’a dit que vous ne refuseriez pas d’entreprendre ce voyage. J’en ai prévenu M. de Sartine, qui veut bien vous y autoriser, et qui peut-être vous chargera de son côté de quelques commissions.

Je joins à cette lettre une esquisse d’instruction à laquelle vous ajouterez tout ce que vos réflexions pourront vous suggérer sur les moyens les plus sûrs et les plus faciles d’arriver au but. Je vous serai obligé de préparer le plus tôt qu’il vous sera possible tout ce qui est nécessaire, soit pour votre voyage, soit pour vous munir des instruments convenables. S’il fallait quelques démarches pour vous faire avoir la liberté d’emporter avec vous la pendule de M. l’abbé Chappe, vous voudrez bien me l’indiquer. Je vous envoie une lettre pour M. l’intendant de Bordeaux, afin qu’il vous procure toutes les facilités qui peuvent dépendre de lui pour remplir votre mission. Si vous avez besoin de quelque argent d’avance, soit pour l’acquisition des instruments, soit pour les frais de votre voyage, vous pouvez vous adresser à M. de Vaines, que j’ai prévenu.

Je vous prie de me marquer quand vous pourrez partir[2].

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[1] L’unification des poids et mesures en France était réclamée depuis longtemps ; il en fut question aux États généraux d’Orléans en 1560. Camus, en 1746, s’en occupa plus complètement dans un Mémoire sur l’étalon de l’aune pour les marchands merciers de Paris. L’année suivante, La Condamine proposa de prendre pour étalon la longueur du pendule à l’équateur.

Aussitôt après l’établissement de la liberté de l’exportation des grains (1763-1764), l’administration s’occupa d’établir des rapports fixes entre les diverses mesures de volume pour les grains. Une circulaire du contrôleur général de L’Averdy du 22 avril 1764 demanda aux Intendants s’il leur paraissait avantageux d’établir l’uniformité des poids et mesures. Une autre circulaire du 10 septembre 1766 leur demanda de faire connaître le rapport de toutes les mesures avec celles de Paris. Tillet avait fait une comparaison du rapport des poids étrangers avec les poids de France. Des circulaires de l’Intendant des finances, Courteille, du 6 mai 1767 et de Trudaine de Montigny, du 4 décembre suivant, renouvelèrent la demande du ministre.

On voit aussi, par une ordonnance du Sénéchal de Limoges du 23 janvier 1767 que la question fut mise à l’étude dans l’intendance de Limoges. Dans les manuscrits de Turgot se trouvent de nombreuses notes informes et de calculs sur ce sujet (D. P.).

[2] Le même jour, le ministre de la Marine fut prié de hâter l’expédition de la permission et des instructions pour que Messier puisse profiter de la belle saison et l’Intendant de Bordeaux fut avisé du départ prochain de celui-ci. L’instruction sur les précautions à prendre avait été rédigée par Turgot et Condorcet. Le président Bochart de Saron et Lavoisier prêtèrent à Messier quelques instruments d’une rare perfection. Lennel fut chargé de préparer et de diviser une lame d’argent qui parut nécessaire, et deux niveaux d’air exécutés avec un extrême soin. Mais un accident auquel on n’aurait pas dû s’attendre retarda le départ de l’académicien. On avait compté sur l’excellente pendule faite par Ferdinand Berthoud pour le voyage de l’abbé Chappe, et dont Turgot parlait dans sa lettre. Cette pendule était à l’Observatoire. Elle n’y marchait point ; mais on croyait que, pour la remettre en état, il suffisait de la nettoyer. C’était tout autre chose. Après la mort de l’abbé Chappe, cette pendule avait fait plusieurs chutes, dont une dans la mer. Un horloger peu instruit l’avait fort mal réparée. Elle avait des pièces faussées ; d’autres entièrement détruites par la rouille. Il fallait la refaire.

« Dans un pays où les grands artistes ne manqueraient point de capitaux, on aurait trouvé des horloges du premier ordre et d’autres instruments tout prêts, ou qui ne demanderaient qu’à recevoir un dernier coup de main : ce n’était point notre position. Berthoud eut besoin de six mois pour donner une autre horloge égale à la première. Turgot fut disgracié, et le projet de constater la longueur du pendule au 45e degré abandonné avant que Messier eût pu partir.

« Si le ministère de Turgot eût duré six mois de plus, le système métrique aurait été fixé trente ans plus tôt et, avec une égale utilité, quoique sur un mètre plus court, qui aurait été de 3 pieds et environ 8 lignes, ou de 3 lignes et 3 dixièmes plus près d’être la moitié de la toise qu’on employait alors. (D. P., Mém.) »

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