Œuvres de Turgot – 205 – Le pays de Gex

Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5

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1775

205. — LE PAYS DE GEX.

(Transfert de la frontière fiscale hors de la limite du pays de Gex, moyennant indemnité à la ferme générale. — Suppression de la corvée des chemins.)

1. Lettre à Voltaire[1].

[A. L., original.]

Paris, 7 octobre.

Je reçois, M., la lettre par laquelle vous me témoignez vos inquiétudes sur l’exécution de l’arrangement dont M. Trudaine vous a fait part. Je suis très fâché qu’il n’ait pu être consommé le 1er octobre comme vous l’auriez désiré, mais la chose n’a pas été réellement possible ; au surplus elle n’est différée que de peu de jours et vous pouvez rassurer ceux des habitants du pays que le redoublement de sévérité des commis a pu effaroucher.

Mme de Saint-Julien m’a fait l’honneur de m’apporter votre lettre et la belle médaille qu’elle a conquise. Elle m’a remis votre lettre et m’a donné des nouvelles de votre santé qui m’ont fait grand plaisir. Je vous dois des remerciements de m’avoir procuré sa visite et de l’honneur que vous me faites de me rendre le héros de vos fêtes et celui de vos vers. J’ai bien à travailler pour vérifier ceux que vient de faire M. Laffichard, mais j’y ferai de mon mieux ; je vous prie de vous charger de tous mes compliments pour ce jeune poète qui a si bien profité à votre école.

Recevez les assurances de mon attachement pour son maître.

***

Extraits de la Correspondance de Voltaire.

À d’Argental. — 15 septembre. — Mon cher ange, Dieu me devait Mme de Saint-Julien. Elle a fait pendant deux mois la moitié de mon bonheur, et vous auriez fait l’autre si mon Ferney, qu’on veut actuellement nommer Voltaire, avait été plus près de Paris. Je ne sais si vous auriez gagné le prix de l’arquebuse que Mme de Saint-Julien a remporté ; cela vaut bien un prix de l’Académie française, c’était une médaille d’or représentant M. Turgot, gravé au burin par un de nos meilleurs artistes. Nous attendons à tout moment une pancarte de ce M. Sully-Turgot pour tirer notre petit pays des griffes de MM. les fermiers généraux, et pour nous rendre libres, après quoi je mourrai content ; mais j’avoue que mon bonheur a été furieusement écorné par la ridicule et absurde équipée de ceux qui ont demandé la proscription d’une certaine Diatribe uniquement faite à l’honneur du Roi et de son ministre.

Je suis encore plus étonné de la faiblesse qu’on a eue de céder à cet orage impertinent. Il m’a semblé que cette condescendance du gouvernement n’était ni sage ni honnête et qu’il ne fallait pas donner gain de cause à nos ennemis dans les affaires qui ne les regardent en aucune façon. Ce qui me consolera quand je partirai de ce monde, c’est que j’y laisserai une petite pépinière d’honnêtes gens qui s’étend et se fortifie tous les jours, et qui à la fin obligera les fripons et les fanatiques à se taire. Je ne verrai pas ces beaux jours, mais j’en vois l’aurore.

À Mme de Saint Julien. — 3 octobre. — Figurez-vous que les commis des fermes avaient répandu le bruit que les bontés de M. Turgot pour le petit pays de Gex avaient été grièvement censurées au Conseil du Roi. Je venais d’écrire à M. Turgot et de lui exposer mes plaintes, lorsque votre lettre m’a rassuré. Les commis jouent leur reste. Ils ont, en dernier lieu, usé de la même générosité qu’ils montrèrent à votre recommandation, lorsqu’ils extorquèrent quinze louis d’or à de pauvres passants dont vous aviez pitié. Il n’y a pas longtemps qu’une femme de mon voisinage, venant d’acheter des langes à Genève, et en ayant enveloppé son enfant, les employés des fermes, sous la conduite d’un nommé Moreau, saisirent ces langes sous prétexte qu’ils étaient neufs, et maltraitèrent la femme qui leur reprochait avec des cris et des larmes d’exposer à la mort son enfant tout nu. Il n’y a guère de jour qui ne soit marqué par des vexations affreuses sur cette frontière, et on craint encore de se plaindre.

M. de Chabanon qui était venu nous voir avant le temps où vous avez honoré Ferney de votre présence, fut témoin des insultes que firent ces employés de Saconnai à la supérieure des Hospitalières de Saint Claude et à trois de ses religieuses…

De tels excès suffiraient assurément pour déterminer le ministère à délivrer de ces brigands subalternes le petit pays que vous protégez. La ferme générale ne retire aucun profit de ces rapines journalières ; tout est pour les commis ; ils sont autorisés à voler et ils usent de leur droit dans toute son étendue. Il n’y a qu’un homme comme M. Turgot qui puisse mettre fin à ces pillages continuels ; il n’y a que vous d’assez noble et d’assez courageuse pour lui en représenter toute l’horreur, et pour seconder ses vertus patriotiques. Vous pouvez mettre sous ses yeux et sous ceux de M. Trudaine le tableau fidèle de tout ce que je viens de vous exposer. Vous accélérerez infailliblement l’effet de leurs bontés, et vous mettrez le comble aux vôtres.

Il y a dans la maison de M. Turgot un chevalier Du Pont[2], en qui ce digne ministre a de la confiance et qui la mérite. Il travaille beaucoup avec lui. Si vous pouviez avoir la bonté de le voir, ce serait, je crois, mettre la dernière main à votre ouvrage.

Les supérieurs de nos commis leur ont mandé en dernier lieu qu’ils pouvaient être tranquilles, qu’il y avait trois provinces qui demandaient la même grâce que nous et qu’on ne l’accorderait à aucune, parce que les conséquences en seraient trop dangereuses. Je ne sais quelles sont ces provinces ; je n’en connais point qui soit comme la nôtre entourée de trois États étrangers, et séparée de la France par des montagnes presque inaccessibles.

J’oserais encore vous supplier, Madame, d’avoir une conversation avec M. de Vaines. Cette affaire, il est vrai, n’est pas de son département ; mais tout est de son ressort quand il s’agit de faire des choses justes. Je lui écris pour lui dire que vous aurez avec lui un entretien. Cette affaire est si importante que nous n’avons aucun moyen à négliger, ni aucun instant à perdre. Toutes les autres, dont votre universalité a daigné se charger, doivent laisser notre colonie la première, sans préjudice pourtant à celle de M. de Racle, car celle-là tient au public ; et quand M. Racle sera payé par le Roi, votre colonie sera bien plus florissante. Elle vous donne mille bénédictions, et elle compte sur l’effet de vos promesses comme sur son évangile ; car vous savez que ce mot évangile signifie bonne nouvelle.

5 octobre. — Nos ennemis continuent toujours d’assurer que notre affaire ne se fera point ; que le Conseil n’est point de l’avis de M. Turgot, et qu’on n’ira pas changer les usages du Royaume pour un petit pays, aussi chétif que le nôtre. Je les laisse dire et je m’en rapporte à vous. Ils crient que M. de Trudaine a déjà voulu une fois tenter ce changement et n’a pu réussir ; et moi, je suis sûr qu’il réussira, quand vous lui aurez parlé.

8 octobre. — J’envoie aujourd’hui de nouvelles explications à M. le contrôleur général et à M. de Trudaine. J’écris à M. l’abbé Morellet. Je leur renouvelle à tous l’acceptation pure et simple que j’ai faite conjointement avec les États. Je leur réitère l’assurance positive que nous ne demandons rien au delà de ce qu’on a daigné nous offrir.

La seule difficulté qui reste, mais qui est très grande, est la somme exorbitante de 40 000 livres que les fermiers généraux demandent. Il est certain qu’il serait impossible à la province, très pauvre et très surchargée, de payer seulement la moitié de cette somme annuelle : c’est ce que j’ai représenté le plus fortement que j’ai pu. Je me flatte que M. Turgot ne souffrira pas une vexation si injuste. Il sait que, dans les années les plus lucratives, jamais les extorsions les plus violentes n’ont pu produire 7 000 francs aux fermiers généraux. Une armée de Pandours n’oserait pas nous demander une contribution de 40 000 livres.

La nouvelle répandue que M. le contrôleur général avait pitié de notre petite province redouble les persécutions des commis ; elles sont horribles. Nous sommes punis bien cruellement du bien qu’on veut nous faire. Il ne nous reste que l’espérance. M. le contrôleur général est juste et ferme ; notre protectrice est animée et persévérante ; nous sommes loin de perdre courage.

Le plan de M. Trudaine est trop beau pour l’abandonner. Il serait utile à la province et au Royaume. Déjà, sur la simple promesse du ministère, nous avons jeté les fondements d’un grand commerce, nous bâtissons d’amples magasins pour toutes les marchandises des pays méridionaux qui arriveront par Genève. Nous revenons à la vie, vous ne souffrirez pas qu’on nous tue.

Notre protectrice pourrait-elle engager M. son frère à venir avec elle expliquer toutes ces choses à M. Turgot et à M. de Trudaine ? Ne serait-il pas digne de lui montrer l’intérêt qu’il prend à une province qui est sous ses ordres ?

10 octobre. — Je vous ai mandé, par ma dernière lettre du 8 octobre, que j’écrivais à M. le Contrôleur général, à M. de Trudaine, à M. l’abbé Morellet et à M. Du Pont. Je leur ai dit bien formellement que nos États s’en rapportent à leur bonté ; qu’ils ne demandent rien au delà de ce que le ministère leur accorde ; qu’ils prient seulement M. Turgot et M. de Trudaine de considérer que l’indemnité annuelle de 40 000 francs demandée par la ferme générale serait une écorcherie dont il n’y a point d’exemple. J’ai fait voir, par un mémoire, que pendant plusieurs années notre petit pays a été à charge aux fermiers généraux, et que, dans les années les plus lucratives, ils n’en ont jamais retiré au delà de 7 000 francs. Je leur en ai offert quinze au nom des États en nous soumettant d’ailleurs à la décision du ministère. J’ai écrit à notre protectrice, je le répète, parce que cela me paraît très nécessaire.

J’écarte surtout la prétendue demande d’acheter le sel de la ferme générale au prix de Genève et de prendre une somme sur ce sel pour payer les dettes de la province. Cette idée serait entièrement contraire aux vues de M. Turgot et de M. de Trudaine qui veulent que la terre paie toutes les dépenses, parce que tous les revenus viennent d’elle.

Enfin, ayant accepté purement et simplement les offres généreuses de M. de Trudaine, et nous soumettant avec reconnaissance à ses décisions, nous avons le plus juste sujet d’espérer un plein succès de l’entreprise protégée par vous.

14 novembre. — J’envoie pourtant un mémoire à M. de Trudaine, qui est un peu raisonné et dans lequel même il y a de l’arithmétique, et, si vous le permettez, j’en mettrai une copie à vos pieds, pour vous faire voir que je peux encore arranger des idées quand le soleil n’est pas couché.

L’abbé Morellet m’a mandé que M. le Contrôleur général était résolu à nous faire acheter notre liberté 30 000 livres par an, pour l’indemnité de la ferme générale. Je sais bien que cette liberté n’a point de prix ; mais je représente humblement que, si on pouvait nous la faire payer un peu moins cher, on nous la rendrait encore plus précieuse. Cependant, nous en passerons sans doute par tout ce que M. Turgot et M. de Trudaine ordonneront.

À Trudaine de Montigny. — Ferney, 8 décembre. — M., nos petits États s’assembleront lundi 11 du mois ; je m’y trouverai, moi qui n’y vais jamais. J’y verrai quelques curés qui représentent le premier ordre de la France et qui regardent comme un péché mortel l’assujettissement de payer 30 000 fr. à la ferme générale. Ils auront beau dire que les publicains sont maudits dans l’Évangile, je leur dirai qu’il faut vous bénir et que vous êtes le maître à qui les publicains et eux doivent obéissance.

Je leur remontrerai qu’il faut accepter votre édit purement et simplement, comme on acceptait la bulle.

Mais, M., il faut que je vous envoie une lettre que je viens de recevoir de M. Fabry, l’un de nos syndics. Il écrit comme un chat, mais peut-être a-t-il raison de se plaindre des fermiers généraux qui, en 1760, portèrent, par une exagération excessive, le produit des traites et gabelles, dans le pays de Gex, à 23 600 livres, et qui, par une autre exagération, le portent, cette année-ci, à 60 000 livres…

Je ne saurais guère accorder ces assertions avec la dernière idée de nos États, qui m’assuraient, comme j’ai eu l’honneur de vous le mander, que le profit net des fermiers généraux n’allait avec nous qu’à 7 ou 8 000 livres. S’il faut que vous soyez obligé continuellement, vous M., et M. le Contrôleur général, de réformer tous les mémoires dont la cupidité humaine vous pestifère, je vous plains de passer si tristement votre temps.

Mais notre chétive province est peut-être aussi un peu à plaindre d’être obligée de donner 500 francs par an à chacune des soixante colonnes de l’État[3], qui sont des colonnes d’or.

Enfin, M., cette opération est la vôtre ; c’est celle de M. Turgot. Ou je mourrai à la peine, ou lundi prochain, la plus petite de toutes les cohues signera son remerciement, mais nous empêcherez-vous de vous demander l’aumône ? On la doit aux pauvres ; c’est par là qu’on rachète ses péchés. Certainement les fermiers généraux en ont fait et, quand ils nous donneront 5 ou 6 000 francs par an sur les 30 000 livres pour entrer dans le royaume des cieux, ils feront un très bon marché. Je propose cette bonne œuvre à M. le Contrôleur général. Qu’il mette dans l’édit 25 000 fr. au lieu de 30, cela est très aisé ; et M.M. des fermes ne pousseront pas plus de cris de douleur que nous autres gueux nous en pousserons de joie…

À Mme de Saint-Julien. — Ferney, 14 décembre. — Je n’ai point encore eu un plus beau sujet d’écrire à notre protectrice. C’était mardi, 12 de ce mois, que je devais lui mander notre triomphe sur ceux qui s’opposaient au salut du pays et qui avaient mis des prêtres dans leur parti ; mon âme commanda à mon corps de la suivre aux États. J’allai à Gex, tout malingre et tout misérable que j’étais. Je parlai, quoique ma voix fut entièrement éteinte. Je proposai au clergé d’accepter la bulle Unigenitus de M. Turgot, c’est-à-dire, la taxe de 30 000 livres, purement et simplement, avec une reconnaissance respectueuse. Tout fut fait, tout fut écrit comme je le voulais. Mille habitants du pays étaient dans les environs aux écoutes, et soupiraient après ce moment comme après leur salut, malgré les 30 000 livres. Ce fut un cri de joie dans la province ; on mit des cocardes à nos chevaux ; on jeta des feuilles de laurier dans notre carrosse. Nos dragons accoururent en bel uniforme, l’épée à la main. On s’enivra partout à votre santé, à celle de M. Turgot et à celle de M. de Trudaine. On tira nos canons de poche toute la journée.

Je devais donc, Mme, vous écrire tout cela le mardi, mais il fallut travailler à mille détails attachés à la grande opération ; il fallut envoyer des paquets à Paris ; j’étais excédé et je m’endormis. Ma lettre ne partira donc que demain vendredi, 15 du mois, et vous verrez par cette lettre qu’il n’y a point de joie pure dans ce monde, car, pendant que nous passions doucement notre temps à remercier M. Turgot et que toute la province était occupée à boire, les Pandours de la ferme générale, qui ne doivent finir la campagne qu’au premier de janvier, avaient des ordres secrets de nous saccager. Ils marchaient par troupes au nombre de 50, arrêtaient toutes les voitures, fouillaient dans toutes les poches, forçaient toutes les maisons, y faisaient le dégât au nom du Roi, et obligeaient tous les paysans à se racheter pour de l’argent. Je ne conçois pas comment on n’a pas sonné le tocsin contre eux dans tous les villages, et comment on ne les a pas exterminés. Il est bien étrange que la ferme générale n’ayant plus que 15 jours pour tenir ses troupes chez nous en quartier d’hiver ait pu leur permettre et même leur ordonner des excès si punissables. Les honnêtes gens ont été très sages et ont contenu le peuple qui voulait se jeter sur ces brigands comme sur des loups enragés.

Puisse M. Turgot nous délivrer de ces monstres pour nos étrennes, comme il nous l’a promis ! …

Tout le monde est persuadé que notre petit pays va s’enrichir et se peupler. On s’empresse, en effet, à me demander des maisons à toute heure, mais je ne bâtis pas comme Amphion, et je n’ai plus de lyre. Tout va bientôt me manquer ; mais j’aurai au moins achevé à peu près mon ouvrage et je mourrai avec la consolation d’avoir été encouragé par vous.

À Turgot. — 22 décembre. — Mgr, vous avez d’autres affaires que celles du pays de Gex ; ainsi, je serai court.

Quand je vous ai proposé de sauver les âmes de 60 fermiers généraux pour une aumône d’environ 5 000 livres, c’était bon marché, et c’était même contre mon intention que je vous adressais ma prière, parce que je crois fermement avec vous qu’il faut les damner pour leurs 30 000 livres.

Quand je suis allé à nos États, malgré mon âge de 82 ans et ma faiblesse, ce n’a été que pour faire accepter purement et simplement vos bontés, sans aucune représentation. Si on en a fait depuis, pendant que je suis dans mon lit, j’en suis très innocent et de plus très fâché.

Je ne me mêle que de ma petite colonie. Je fais bâtir plusieurs maisons de pierre de taille, que des étrangers, nouveaux sujets du Roi, habiteront ce printemps.

Je défriche et j’améliore le plus mauvais terrain du Royaume.

Je bénis en m’éveillant et en m’endormant, M. le duc de Sully-Turgot.

Si je devais mourir le 2 de janvier 1776, je voudrais avoir fait venir pour mes héritiers, le premier de janvier dans ma colonie, du sucre, du café, des épices, de l’huile, des citrons, des oranges, du vin de Saint-Laurent, sans acheter tout cela à Genève.

Je vous supplie de croire que, si j’étais encore dans ma jeunesse, si, par exemple, je n’avais que soixante-dix ans, je ne vous serais pas attaché avec plus d’admiration et de respect.

2. Lettres patentes réputant étranger le Pays de Gex pour les droits des fermes.

[D. P., VIII, 119.]

22 décembre.

Louis… Nous nous sommes fait rendre compte des représentations faites en différents temps au feu roi notre très honoré seigneur et aïeul, et à nous-même depuis notre avènement au trône, par les gens des trois États de notre pays de Gex, contenant que la perception des droits d’entrée et de sortie qui ont lieu dans les provinces sujettes aux droits de nos cinq grosses fermes, ainsi que la régie de la vente exclusive du sel et du tabac, devenait de jour en jour plus difficile dans ce pays, par sa position qui se trouve enclavée entre les terres de Genève, de la Suisse et de la Savoie, et séparée des autres provinces de notre royaume par le mont Jura ; que ces droits d’ailleurs ne pouvaient qu’être fort onéreux aux habitants de notredit pays de Gex, en les privant des avantages que devait naturellement leur procurer cette situation : Nous avons cru qu’il était digne de notre bonté de venir à leur secours par la suppression, tant des droits de traites qui sont établis sur les marchandises qui entrent dans ledit pays ou qui en sortent, pour passer à l’étranger, que du privilège de la vente à notre profit du sel et du tabac, à la charge néanmoins de l’indemnité qui nous sera due, ou à l’adjudicataire de nos fermes, pour raison de ces suppressions, ainsi et de la manière qu’elle sera par nous ordonnée, conformément au désir que nous en ont témoigné les gens des trois États de notredit pays de Gex. À ces causes, etc., nous avons ordonné ce qui suit[4] :

Art. I. Voulons qu’à l’avenir, et à commencer du 1er janvier prochain, notredit pays de Gex soit réputé, comme nous le réputons par ces présentes, pays étranger, quant aux droits de nos fermes générales, et comme tel exempt des droits d’entrée et de sortie établis par l’édit du mois de septembre 1664, et le tarif du 18 dudit mois y annexé, sur les marchandises et denrées que les habitants de ce pays exporteront à l’étranger, et sur celles qu’ils feront entrer directement et sans emprunter le passage des provinces des cinq grosses fermes.

II. Seront assujetties au payement desdits droits d’entrée et de sortie toutes les marchandises et denrées permises, que les habitants du pays de Gex feront entrer dudit pays dans les autres provinces de notre royaume, ou qu’ils feront transporter de ces provinces dans ledit pays de Gex.

III. Voulons pareillement qu’à commencer dudit jour 1er janvier prochain, la vente exclusive du sel et du tabac à notre profit soit et demeure supprimée dans l’étendue du pays de Gex.

IV. Voulons en outre que, pour nous tenir lieu, ou à l’adjudicataire de nos fermes, de la perception des droits de traites et du privilège exclusif de la vente du sel et du tabac ci-dessus supprimés dans le pays de Gex, les syndics du clergé, de la noblesse et du tiers-État dudit pays soient tenus de nous payer annuellement, à commencer dudit jour 1er janvier prochain, entre les mains dudit adjudicataire de nos fermes, la somme de 30 000 livres, laquelle somme nous les avons autorisés et autorisons d’imposer sur les biens-fonds de ladite province et proportionnément à la valeur réelle, soit que lesdits biens-fonds soient possédés par des privilégiés, ou non privilégiés, ecclésiastiques, nobles ou roturiers, sans en exempter les propriétaires qui ne font pas leur résidence dans le pays.

V. Ordonnons, en outre, que les habitants dudit pays demeureront conservés dans la liberté du commerce des grains, ainsi et de la même manière qu’ils en ont joui ou dû jouir avant ces présentes[5].

————

[1] « Lorsque Voltaire apprit qu’il y avait encore des mainmortables en France et qu’à quelques pas de chez lui, 12 000 hommes étaient les serfs de vingt chanoines de Saint-Claude, il fut stupéfait. Depuis 1770, il assiégea de ses requêtes le Conseil du Roi, ensuite Turgot ; il soutint et encouragea l’avocat Christin de Besançon, qui avait pris en main la cause des habitants du mont Jura ; il travailla l’opinion. Ses clients ne furent affranchis que par la Révolution.

« De la même ardeur, ne pouvant libérer la France de la gabelle, il s’occupa d’en décharger son petit pays de Gex, où les commis et les contrebandiers étaient également des fléaux pour les gens paisibles. Il négocia longuement afin d’obtenir des fermiers généraux un abonnement pour le sel et le tabac. Il travailla Trudaine et Turgot ; il fit agir l’abbé Morellet, Dupont, et cette Mme de Saint-Julien qu’il appelait Papillon-Philosophe… Il offrait 20 000 livres par an pour l’abonnement, les fermiers en voulaient 60 000 : on convint de 30 000.

Une scène extraordinaire eut lieu, lorsque les États de Gex se réunirent à l’Hôtel de Ville pour discuter la convention. Voltaire s’y rendit le 12 décembre 1775 « bien empaqueté ». On le fit asseoir ; il fit « un bon discours », lut des lettres de Turgot et de Trudaine ; les trois ordres du pays de Gex approuvèrent le traité. Alors, il ouvrit la fenêtre et cria : « Liberté ! » On lui répondit par des cris : Vive le Roi ! Vive Voltaire !

« Il avait avec lui douze dragons de Ferney qui se tinrent sur la place devant la maison où était l’assemblée. Les douze dragons mirent l’épée à la main pour célébrer notre ami, qui partit tout de suite et fut de retour pour dîner. En passant dans quatre ou cinq villages, on jetait des lauriers dans son carrosse. Il en était couvert. Tous ses sujets se mirent en haie pour le recevoir et le saluèrent avec des bottes, pots à feu, etc. Il était très content et ne s’apercevait pas qu’il avait quatre-vingt-deux ans. » (Voltaire par Lanson et Lettre de Mme Gallatin.)

[2] Du Pont de Nemours.

[3] Les soixante fermiers généraux.

[4] Turgot fit calculer, sur la demande des États de Gex, ce que les fermiers généraux retiraient de net de ce petit canton. Trudaine de Montigny, qui avait été témoin de la triste situation de ce pays et en partie l’organe de ses plaintes, porta sur ce travail tout son zèle pour le bien public. Il fit défalquer de tous les produits les frais de perception. Cette recherche constata que le pays de Gex ne produisait pas 30 000 l. à la ferme générale, pour les droits de toute espèce, gabelles comprises. Moyennant un abonnement de 30 000 livres, le pays fut mis hors de la ligne des bureaux de la ferme qui s’obligea à lui fournir, à prix marchand, une quantité de sel limitée relativement à sa consommation.

Le Pays a fait graver une médaille en faveur de cet événement (D. P., Mém., 333).

[5] Ces lettres-patentes, enregistrées au Parlement de Dijon le 5 février 1776, ne le furent ni aisément, ni sans restrictions.

Il fallut ordonner l’enregistrement par une lettre de cachet ; et le Parlement inséra dans l’enregistrement des remontrances par lesquelles il demandait que la répartition de l’indemnité et celle de la contribution pour les chemins ne fussent pas faites en raison des revenus, mais par les États du pays de Gex, de la manière qu’ils croiraient la plus égale et la moins onéreuse pour eux-mêmes.

La répugnance pour les impôts proportionnels aux revenus était invétérée dans tous les parlements ; et, comme elle s’exprimait alors avec plus de violence au Parlement de Paris, relativement à la suppression générale des corvées, comme c’était principalement là qu’il importait de la vaincre, on parut ne donner que peu d’attention aux modifications insérées à Dijon dans l’enregistrement des lettres-patentes pour l’affranchissement du pays de Gex. Les États firent arbitrairement leur répartition, puis ils en vinrent à rétablir, pour payer leur abonnement et leurs chemins, une petite gabelle, à la place de celle dont ils avaient demandé la suppression. Ce fut un mal auquel on se proposait de remédier plus tard, et malgré lequel le pays de Gex se trouva réellement soulagé (D. P., Mém.).

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