Vauban, un maréchal en guerre contre l’impôt injuste

Le_Brun_-_VaubanAujourd’hui la pression fiscale continue de croître dans notre pays, au risque d’étouffer les forces économiques nationales, et de compromettre la reprise de la croissance. De nombreux économistes français, depuis le XVIIIe siècle, ont critiqué la fiscalité française, toujours chaotique, toujours despotique, toujours excessive. Dans cet article, nous nous intéresserons à Vauban, le célèbre maréchal, constructeur des places fortes et des citadelles. Il fut aussi, ce que nous savons moins, un économiste. Il s’intéressa au sort des masses, et proposa en 1695 puis 1707 une réforme audacieuse de la fiscalité : remplacer tous les impôts existants par une taxe proportionnelle au revenu, une flat tax avant l’heure.


Vauban, un maréchal en guerre contre l’impôt injuste

par Benoît Malbranque

Sébastien Le Prestre de Vauban (1633-1707) fait partie de ces héros tristement célèbres. Tristement, non qu’ils se soient illustrés par leurs fautes ou par leur immoralité ; bien au contraire. Leur gloire n’est triste que parce qu’elle est incomplète. À travers les régions de notre nation, que Vauban avait si longtemps et si attentivement parcourues, nombreuses sont en effet aujourd’hui les rues, les avenues ou les places qui arborent son nom, et pourtant elles ne célèbrent chaque fois que le Vauban génie militaire. Le Vauban économiste, qui n’a pas moins de mérites à faire valoir, n’est jamais mis en valeur.

Vauban est pourtant, avec Boisguilbert, le plus grand économiste de la période préscientifique. Si l’histoire de la pensée économique ne lui accorde pas le mérite qui lui est dû, sans soute faut-il en accuser ses successeurs, qui l’ont si mal jugé. Le physiocrate Dupont de Nemours, premier auteur d’une notice d’histoire des idées économiques, l’appelle bien « le grand, le sage, le trois fois bon Vauban », mais c’est avant d’indiquer que la Dime royale, son principal ouvrage, est « fort inférieure pour les principes » au Détail de la France de Boisguilbert. Très attaché à la doctrine physiocratique, il s’étonne de ne pas en trouver les fondements chez Vauban, et le condamne de ce fait même. « Il ne sait pas ce que c’est que le produit net » lance-t-il sévèrement. [1] Ainsi, parce que les ressemblances entre Vauban et les Physiocrates sont plus difficiles à déceler que ne le sont celles entre ces mêmes Physiocrates et Boisguilbert, Vauban a été fort souvent négligé.

En outre, si décidés à accorder à leurs propres noms le titre glorieux de Fondateurs de cette science « nouvelle » qu’est l’économie politique, les Physiocrates négligeront leurs prédécesseurs. Et quitte à en citer un, ils privilégieront surtout Sully.

Avec l’impartialité supérieure de l’homme de science, Jean-Baptiste Say jugera avec une plus grande sympathie. Il vantera l’« esprit juste et droit » de ce grand homme, « philosophe à l’armée, et militaire ami de la paix » et précisera que son œuvre économique « mérite d’être étudié par tous les administrateurs de la fortune publique ». [2]

En donnant une nouvelle édition de la Dîme Royale, et en la plaçant en tête de sa grande « Collection des principaux économistes », Eugène Daire a contribué à ramener une part de lumière sur l’œuvre du grand serviteur de l’État. [3] Cependant, trop éloigné des préoccupations sur l’industrie, le libre-échange, le crédit et les banques, et mille autres sujets que son appartenance au XVIIe siècle le rendait incapable d’apprécier, Vauban n’en devint pas pour autant une référence pour les économistes. Moins scientifique que Boisguilbert, et moins attaché aux principes que Turgot, il resta encore délaissé au XIXe siècle par toute cette profession des économistes qui, trop occupé à résoudre les questions épineuses de la science, et à livrer bataille contre le socialisme, le communisme, le catholicisme social, le protectionnisme, le nationalisme, le colonialisme, et tant d’autres avatars de l’interventionnisme, ne considéraient plus leurs ancêtres que comme des lointains cousins, dont on ne rappelle le nom avec nostalgie que pour se rassurer ou impressionner l’adversaire, en montrant le petit air de famille.

Et pourtant, quel homme mérite plus que Vauban de constituer notre idéal de l’homme d’État ? Qui d’autre, dans ce temps de misères et de souffrances durant lequel il vécut et évolua, a mieux que lui fait sentir ce que l’observation attentive du peuple peut faire naître de réformes audacieuses et nouvelles ? S’il est donc une raison de l’étudier, et par cette voie de le comprendre, ce serait qu’élevé par la force de son travail et de son talent aux postes les plus respectables de l’appareil d’État, Vauban a le premier consacré ses méditations à la résolution du problème social.

Ce n’était pas une habitude, au XVIIe siècle ni à aucun autre siècle, de commencer une carrière militaire avant de devenir économiste. Cet homme est bien un doux paradoxe. Lui, l’ardent et ingénieux homme de guerre, lui, la main vigoureuse qui rendit possible les succès militaires de son Roi, en vint à appliquer son zèle bienfaiteur et ses soins à l’érection des piliers d’une science qui ferait valoir que l’industrie, que le commerce, et non la guerre et les conquêtes, sont les moyens de l’enrichissement des peuples.

Son premier mérite d’économiste est la description touchante et véridique de la misère des masses. Vauban n’est bien sûr pas le premier à tenir un langage de vérité à ce sujet. Qu’on rappelle simplement la lettre courageuse de Fénelon à Louis XIV : « La culture des terres est presque abandonnée ; les villes et les campagnes se dépeuplent ; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les ouvriers ; tout commerce est anéanti. » Ce sont des mots tristement similaires que l’on trouve dans la Dîme royale de Vauban.

Malgré cette similarité, il existe pour deux différences majeures entre Vauban et Fénelon. Tout d’abord, et c’est certainement le plus important, Vauban accompagne ses plaintes d’un projet précis de réforme permettant de solutionner le mal, ce que Fénelon, et les autres, n’esquissent même pas. Deuxième différence : Vauban n’est pas un penseur isolé : il est un administrateur, un haut fonctionnaire de l’Etat qui risque son poste pour ses idées. Ainsi, comme le rappelle Léon Aucoc dans son discours sur Vauban, celui-ci est le premier personnage important de la monarchie française à avoir osé dire ouvertement la vérité sur l’état catastrophique du royaume. [4]

Les mots de Vauban méritent d’être cités, tant ils sont propres à faire naître l’empathie et la volonté de réforme :

« Il ne faut pas se flatter ; le dedans du royaume est ruiné, tout souffre, tout patît et tout gémit : il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces, on trouvera encore pire que je ne dis. » [5]

« Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provisions. » [6]

Les aperçus lugubres de Vauban étaient pourtant un témoignage parfaitement objectif de la réalité des conditions de vie de l’époque. Conscient de cela, Alexis de Tocqueville qualifiera la Dîme royale de Vauban d’ « effrayant », car véridique. [7]

Le deuxième mérite de Vauban, et, comme nous l’avons rappelé, celui qui le fait passé de l’humanisme bien senti à la science économique, est son attention à la proposition d’une réforme fiscale de grande envergure, capable d’éradiquer ou de faire diminuer en intensité le mal qu’il observe et décrit.

Dans tous ses mémoires, Vauban a surtout le souhait de soulager « la basse partie du peuple qui, par son travail, soutient et fait subsister la haute. » Il comprit que la fiscalité oppressive et désincitative accablait les paysans : « Le paysan laisse dépérir sa terre, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre étant bien fumée et cultivée, on n’en prit occasion de l’imposer doublement l’année suivante. »

Vauban voyait juste, car comme nous le savons aujourd’hui, et comme l’indiqueront après lui les physiocrates, l’Ancien Régime était marqué par une fiscalité irrationnelle et rigoureuse. [8] Dupont de Nemours, l’un des grands noms de la Physiocratie, indiquera clairement les choses : « Les impôts étaient arbitraires, excessifs et insuffisants. Leurs formes tyranniques révoltaient les âmes libres, leurs frais étaient énormes et leurs vexations également odieuses et ruineuses. » [9]

Ce que Vauban observe et ce qu’il critique, c’est la répartition de l’impôt. Il écrit :

« Rien n’est si injuste que d’exempter de cette contribution ceux qui sont le plus en état de la payer pour en rejeter le fardeau sur les moins accommodés, qui succombent sous le faix, lequel serait d’ailleurs très léger s’il était porté par tous à proportion des forces d’un chacun. »

La solution proposée par Vauban, une flat tax sur tous les revenus, permettra à l’impôt de se répartir entre toutes les classes de citoyens. Elle laissera également le paysan dans l’assurance de ne pas être surchargé arbitrairement. Au fond, la dîme royale a de nombreux avantages, mais elle avait un grave défaut, dira Léon Aucoc : « elle attaquait les classes privilégiées. » [10]

Ce fait seul a suffi pour empêcher l’application des réformes fiscales de Vauban. Le maréchal vit s’élever contre lui une opposition farouche, celle même que nous trouverons devant nos pas à l’évocation même de l’idée d’une flat tax. Si nous aurions bien, comme Vauban avant nous, l’argument de la justice en notre faveur, puisque l’idée que chaque citoyen doit payer l’impôt en proportion de son revenu permet seul la liberté, l’égalité, et la fraternité, il nous faudrait encore l’emporter.

L’échec de Vauban face aux classes privilégiés doit nous avertir que des oppositions vives existent pour empêcher à la grande masse des hommes de voir le fruit de leur travail protégé contre l’arbitraire fiscal.

 

Benoît Malbranque

 


[1]Dupont de Nemours, « Notice abrégée », cité dans G. Weulersse, Le mouvement physiocratique, p.5

[2]Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, 1803, pp.497-498

[3]Eugène Daire (éd.), Les économistes financiers du dix-huitième siècle, Paris, Guillaumin

[4]Discours de Léon Aucoc sur Vauban, prononcé le 28 novembre 1891, in Ferdinand Dreyfus, Vauban économiste, éditions Lacour, 2008, p.53

[5]Vauban, Mémoire pour le rappel des Huguenots, 1689

[6]Vauban, Dîme Royale, 1707

[7]Alexis de Tocqueville, Ancien Régime, Livre III, chap IV

[8]Cf. “L’arbitraire Fiscal. L’impôt sous l’Ancien Régime et en 2013”, Laissons Faire, volume 2, 2013

[9]Marcel Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, Volume 2, Paris, 1914, p.250

[10]Discours de Léon Aucoc sur Vauban, prononcé le 28 novembre 1891, in Ferdinand Dreyfus, Vauban économiste, éditions Lacour, 2008, p.88

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