Mme de Pompadour, protectrice des physiocrates

Ami des philosophes et des hommes de lettres, protectrice déclarée de l’Encycopédie, Mme de Pompadour a aussi aidé l’éclosion et le développement de l’école physiocratique, sous la houlette de son médecin personnel, le docteur François Quesnay.


Protectrice de la science. Mme de Pompadour et les économistes

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°4, septembre 2013)

 

Il est illusoire et comme impossible de rendre compte de l’émergence de la science de l’économie politique en France sans parler des quelques personnalités qui, en ayant compris toute l’importance, œuvrèrent pour diffuser ses principes et soutenir ses théoriciens face au pouvoir royal. De ces personnalités, nulle ne fut plus influente que Mme de Pompadour. Celle qui était alors la maîtresse officielle de Louis XV, et avait François Quesnay comme médecin personnel, est un exemple fort de l’alliance qui peut se faire entre les économistes et les élites extérieures à la sphère intellectuelle, et des succès d’une telle alliance.

Messieurs, mesdames, vous qui occupez les plus hautes sphères de notre société, vous qui jouissez d’une influence sensible, quelle qu’en soit la raison, vous qui avez la voix qui porte dans de larges couches de la population, daignez jeter sur les matières économiques un œil intéressé. L’objectif de cet article est de vous l’illustrer, de vous le rendre sensible, de vous le prouver : le bonheur des peuples dépend de votre bonne volonté.

Les principes économiques et politiques d’une société libre et prospère sont toujours et seront toujours enfouis et comme cachés dans les ouvrages et les têtes des plus savants. C’est dans l’atmosphère pur des hauteurs de la science qu’ils naissent, et ce n’est pas la moindre des difficultés de les faire redescendre sur terre, pour guider les réformateurs et les citoyens sensibles au bien public.

Quelle influence peuvent avoir, devons-nous donc demander, les élites non-intellectuelles de la France, dans cette diffusion très souhaitable ? C’est là une bien vaste question, c’est l’évidence ; y répondre dans toute son étendue nous ferait rentrer dans des considérations sur la morale économique contenue dans les romans, dans la musique populaire, dans l’art, dans les films : une étude que nous ferons plus tard, ou que nous laissons à de plus capables que nous.

Dans les hautes sphères du pouvoir politique, la reconnaissance de l’influence de sa propre personne n’a pas toujours fait naître les désordres de la corruption. À l’époque de la naissance de l’économie politique, plusieurs personnages très influents, comme le margrave de Bade ou Mme de Pompadour, ont aidé activement son développement et sa popularisation. Avec un enthousiasme parfaitement désintéressé, et qui risquait plus de les desservir que de les aider, ils ont participé à l’apparition des questions économiques dans le débat public et à la diffusion des réponses basées sur le marché, sur la liberté, et sur la responsabilité individuelle, au sein de toute la population.

Dans cet article, nous étudierons l’exemple de Madame de Pompadour, qui est responsable de la naissance de l’économie politique scientifique et de son développement en France.

L’histoire retiendra d’abord que la meilleure amie de la science économique fut une femme d’une incomparable beauté. Avant qu’elle ne devienne la maîtresse officielle de Louis XV, Voltaire, parlait d’elle en ces termes : « Elle était élevée, sage, aimable, remplie de grâces et de talent, née avec du bon sens et du cœur. » [1] Une fois à Versailles, elle continua à briller et à séduire. « Tout homme aurait voulu l’avoir pour maîtresse. » commenta Dufort de Cheverny. [2] Et en effet, c’est le Roi lui-même qui fut charmé et qui en fit sa favorite.

Madame de Pompadour, d’abord Jeanne-Antoinette Poisson, était né à Paris en 1720. Son père, François Poisson, opérant dans la finance, ne lui avait pas fourni un titre très reluisant. Privée d’origine noble, à une époque où on cherchait à faire remonter la pureté de son sang jusqu’au XIe siècle, Mme d’Etiolles subirait violemment les attaques des jaloux de la cour, qui la traitait comme on traitait son père et les gens de sa condition. C’est peut-être aussi ce trait qui expliquera son attachement aux penseurs qui réclamaient pour tous les hommes l’égalité en droit.

Son père, bien que de condition roturière, était pourtant à la tête d’une jolie fortune, estimée à plus de 100 000 livres. Au milieu des années 1720, de maigres récoltes compliquèrent l’approvisionnement en vivres de Paris, un problème que M. Poisson fut chargé de résoudre, missionné par le contrôleur général des finances de l’époque, Charles-Gaspard Dodun. On l’accusa alors de spéculer sur les prix du blé. Il fut même condamné à mort pour ce motif, et s’enfuit de France pour éviter cette peine. Là encore, il faut refuser le caractère anecdotique de cet évènement, quand on sait avec quelle vigueur Mme de Pompadour soutint les économistes dans leur bataille pour la libéralisation du commerce du blé.

La jeune Jeanne-Antoinette Poisson, après cinq années passées au couvent des Ursulines de Poissy, se lança dans le chant, la danse, et le théâtre. À seize ans, elle jouait dans le Zaïre de Voltaire. Elle fut alors invitée dans les salons, et s’inséra peu à peu dans la société mondaine, taisant ses origines roturières et les méandres de la vie de son père. En mars 1741, elle se maria avec Charles-Guillaume Le Normand d’Etiolles, et devint Mlle d’Etiolles. Elle le quitta après sa rencontre avec le Roi Louis XV [3], et abandonna à nouveau son nom d’Etiolles pour celui de Pompadour, du nom des terres (la seigneurie de Pompadour, dans le Limousin) que le Roi lui offrit en même temps que des lettres d’anoblissement.

Installée à Versailles, Mme de Pompadour pouvait mener grande vie. Elle avait des domestiques, et de larges sommes étaient allouées pour ses dépenses et ses frivolités. Parmi ses domestiques figuraient Mme du Hausset, sa femme de chambre. [4] Mme de Pompadour reçut aussi un médecin personnel, et le Roi lui attribua celui qui avait, d’ailleurs, son propre médecin personnel : le chirurgien François Quesnay.

François Quesnay s’installa donc dans l’entresol des appartements de Madame de Pompadour. À cette époque, la chirurgie avait déjà commencé à lasser son esprit éternellement curieux, et son intérêt se porta sur les questions économiques. Si ce médecin fut amené à écrire pour l’Encyclopédie, puis à réunir autour de lui des penseurs intéressés par l’économie politique, sans doute faut-il y voir l’influence de Mme de Pompadour. Elle qui jouissait de sa compagnie quotidienne avait très bien senti l’intérêt de son médecin pour cette nouvelle science, et, c’est là son grand mérite, elle sentit l’importance de ces matières et le talent qu’avait Quesnay pour les traiter. C’est elle qui l’incita à franchir le pas. Comme le notait une de ses biographes, « Madame de Pompadour encouragea Quesnay à publier ses vues novatrices en économie, et à maintenir des liens avec la sphère intellectuelle parisienne. » [5]

Quesnay, son compagnon quotidien, n’avait de cesse de s’en remettre à elle, de quelque manière que ce soit. Pour présenter et rendre tout à fait clair la logique de son Tableau économique — qui venait d’être publié par les presses royales, et sous les yeux du Roi —, Quesnay eut recours à une métaphore, et la fonda, tout naturellement, sur la personnalité de sa protectrice. Le surplus tiré de l’agriculture, expliqua-t-il, se diffusait à travers toute l’économie et toutes les classes d’hommes de la nation, « comme le sang se diffuse à travers les veines de Madame de Pompadour. » [6]

Le soutien de Mme de Pompadour pour François Quesnay, et pour l’école économique que celui-ci ne tarda pas à former, s’illustra de manière presque quotidienne. Non contente d’abriter les discussions libres et passionnées de ces ardents défenseurs du libéralisme économique, elle n’hésitait pas à se joindre à eux à l’occasion, et à les soutenir publiquement devant le Roi. La description de sa complicité avec Quesnay et le cercle des hommes de lettres qu’il côtoyait nous est fournie par Marmontel :

« Tandis que les orages se formaient et se dissipaient au-dessous de l’entresol de Quesnay, il griffonnait ses axiomes et ses calculs d’économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvements de la cour, que s’il en eût été à cent lieues de distance. Là-bas on délibérait de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi des ministres, et nous, dans l’entresol, nous raisonnions d’agriculture, nous calculions le produit net ou quelquefois nous dînions gaiement avec Diderot, d’Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon ; et madame de Pompadour, ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon, venait elle-même les voir à table et causer avec eux. » [7]

Elle agissait ainsi en suivant ce qui était certainement ses goûts, mais aussi son devoir, comme l’avait défini Bernis auprès d’elle : il l’avait enjoint de « protéger les gens de lettres », car « ce fut eux qui donnèrent le nom de Grand à Louis XIV. » [8] C’est ainsi qu’elle protégea Voltaire, puis Quesnay et les économistes.

Elle avait pourtant peu d’intérêts à le faire, et ce sera pour elle une vraie source de difficultés. Elle fut par exemple bien embarrassée lorsque l’ouvrage de Mirabeau, La Théorie de l’Impôt, que Quesnay avait tellement marqué de son empreinte qu’il en était comme le co-auteur, fut interdit par la censure royale. Elle tâcha de convaincre le Roi d’être clément, comme le raconte, encore une fois, Mme du Hausset :

« Un jour je trouvai Quesnay au désespoir. « Mirabeau, me dit-il, est à Vincennes, pour son ouvrage sur l’impôt. Ce sont les fermiers généraux qui l’ont dénoncé, et qui l’ont fait arrête r; sa femme doit aller aujourd’hui se jeter aux pieds de madame de Pompadour. » Quelques moments après, j’entrai chez madame pour sa toilette, et le docteur y vint. Madame lui dit : « Vous devez être affligé de la disgrâce de votre ami Mirabeau, et j’en suis fâchée aussi. » Quesnay répondit : « Madame, je suis bien loin de lui croire de mauvaises intentions ; il aime le roi et le peuple. — Oui, dit-elle, son Ami des hommes lui a fait beaucoup d’honneur. » En ce moment entra le lieutenant de police, et madame lui dit : « Avez-vous vu le livre de M. de Mirabeau ? — Oui, madame ; mais ce n’est pas moi qui l’ai dénoncé. — Qu’en pensez-vous, lui dit madame ? — Je crois qu’il aurait pu dire une grande partie de ce qu’il a dit en termes plus ménagés, il y a entre autres deux phrases au commencement : Votre majesté a vingt millions d’hommes plus ou moins ; elle ne peut en obtenir des services qu’à prix d’argent, et il n’y a point d’argent pour payer leurs services. — Quoi ! il y a cela, docteur ? dit madame. — Cela est vrai, ce sont les premières lignes, et je conviens qu’elles sont imprudentes ; mais, en lisant l’ouvrage, on voit qu’il se plaint de ce que le patriotisme s’éteint dans les cœurs, et qu’il voudrait le ranimer. » Le roi entra, nous sortîmes, et j’écrivis sur la table de Quesnay ce que je venais d’entendre. Je revins ensuite pour continuer la toilette, et madame me dit : « Le roi est fort en colère contre Mirabeau, mais j’ai tâché de l’adoucir, et le lieutenant de police a fait de même. » [9]

Malgré ces sources de difficultés, elle continua à les soutenir, et ce jusqu’à sa mort. Les physiocrates, naturellement, lui en furent toujours très reconnaissants, comme le prouve la très élogieuse dédicace qui lui est adressée par Dupont de Nemours dans l’un de ses écrits. Sans doute n’est-il pas excessif, pour clôturer cet article, de la citer dans son intégralité :

À MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR[10]

MADAME,

J’ai entrepris de traiter une matière si intéressante pour la Nation, et si conforme à vos vues pour le bien public, que j’ai cru pouvoir aspirer à l’honneur de vous présenter mon travail. La protection décidée que vous accordez à ceux qui s’appliquent à l’étude de la Science économique, lui assurait en quelque façon le droit de paraître sous vos auspices ; et vous avez daigné en recevoir l’hommage.

Vous avez vu naître, MADAME, cette Science importante et sublime avec laquelle on pèse le destin des Empires, dont la félicité sera toujours plus ou moins grande, en raison de ce qu’on s’y attachera plus ou moins à l’observation de l’ordre invariable que la nature a mis dans la dépense et dans la reproduction des richesses : la justesse de votre esprit vous en a fait sentir les principes, la bonté de votre cœur vous les a fait aimer, et c’est à vous que le Public en doit la première connaissance, par l’impression que vous avez fait faire, chez vous et sous vos yeux, du Tableau économique et de son explication.

Cette précieuse anecdote vous a acquis des droits sacrés sur la bénédiction des Peuples ; quelles marques plus touchantes de leur reconnaissance que les inquiétudes et les alarmes qui se sont répandues sur tous les ordres des Citoyens pendant la maladie cruelle qui a paru menacer vos jours.

Voilà, MADAME, l’encens véritablement flatteur pour une âme élevée, il était digne de vous.

Je suis avec respect, MADAME,

Votre très humble et très obéissant serviteur Du Pont, de la Société Royale d’Agriculture de Soissons.

 

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[1] Voltaire, Mémoires, publ. par J. Hellegouarc’h, Paris, 1998, p.105

[2] Dufort de Cheverny, Mémoires, éd. Guicciardi, p.97

[3] Louis XV, marié depuis l’âge de 15 ans à la polonaise Marie Leszcinska, avait fini par se lasser et par accepter de prendre une favorite, comme c’était l’usage. De 1732 à 1735, ce fut Mme Mailly. En 1742, elle trouva une remplaçante en la personne de Mme de la Tournelle, puis, elle à nouveau fut remplacée par Mme de Pompadour.

[4] Madame du Hausset, dont on sait peu de chose, était devenue veuve et se résigna à prendre un poste de femme de chambre. Elle fut celle de Madame de Pompadour, qui l’appréciait beaucoup, et pour qui elle servit de véritable confidente. Elle prit l’habitude, à Versailles, de consigner par écrit les faits marquants de son activité auprès de Mme de Pompadour, dans des cahiers qui furent plus tard édités sous le titre : Mémoires de Madame du Hausset, femme de chambre de Madame de Pompadour (Paris, Baudouin Frères Editeur, 1824). Ces mémoires sont une source d’information unique, et par cela même précieuse, pour comprendre l’importance du rôle joué par Mme de Pompadour auprès des philosophes et des économistes qui tâchaient de diffuser en France ce nouvel idéal de la liberté humaine.

[5] Christine Pevitt Algrant, Madame de Pompadour : Mistress of France, Grove Press, 2003, p.80

[6] E. Ray Canterbery, A Brief History of Economics : Artful Approches to the Dismal Science, World Scientific Publishers, 2011, p.43

[7] Marmontel, Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants, in Œuvres posthumes, Tome II, Paris, 1804, p.34

[8] Cité dans Evelyne Lever, Madame de Pompadour, Perrin, 2003 p.58

[9] Mémoires de Madame du Hausset, pp.93-94

[10] Dédicace dans Dupont de Nemours, De l’exportation et de l’importation des grains, Mémoire lu à la société Royale d’Agriculture de Soissons, par Dupont de Nemours, Paris, 1764

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