Notice sur Guillaume-François Le Trosne

« Le Trosne, dira Eugène Daire, est l’un des hommes qui honorent le plus l’école de Quesnay par le talent et par le caractère. Son nom doit rester cher à tous ceux qui pensent que la Liberté et la Propriété doivent servir de base à l’ordre social, car toute sa vie se passa à défendre ces deux principes avec la plus haute raison et la plus courageuse indépendance. »


Notice sur Guillaume-François Le Trosne

par Benoît Malbranque

(Laissons Faire, n°11, avril 2014)

 

La postérité est assurément une source insaisissable : avec une inconséquence sourde et blessante, les modes font et défont les gloires, sans que l’objectivité du mérite scientifique ait eu, ce semble, son mot à dire. Les grands hommes gagnent bien sûr leur titre par leurs œuvres, et s’élèvent dans les strates du mérite par la grâce de leur génie ; mais, à leur mort, après qu’ils aient déposé à leurs semblables le testament de leurs talents, le tribunal de l’Histoire est impitoyable : les uns sont célébrés pour des vertus que d’autres firent naître à leur place, et qu’ils ne surent que cueillir modestement ; d’autres se voient refusés la gloire des précurseurs, parce que leurs disciples, trop peu zélés, et trop fiers d’être des fondateurs, préférèrent nier les sources de leur inspiration. Ainsi, chahuté par les modes, piégé dans les récits des vainqueurs, sublimé ou écrasé par le cours des événements historiques, le destin des grandes figures intellectuelles des temps passés navigue constamment entre le déni de reconnaissance et l’excès de sollicitude.

Le dix-huitième siècle français, si riche en génies, fut aussi riche de ces injustices de la mémoire des hommes. Nombreuses en ce temps furent ces gloires négligées, ces soldats reniés de la science, qui reçurent l’oubli en échange de leurs talents. La poussière s’accumula sur eux, l’oubli embauma les restes de leur gloire, et leurs œuvres elles-mêmes cessèrent de revêtir pour le lecteur l’intérêt qui fut le leur à l’époque de leur conception. Et pourtant, comme est peu justifié ce mépris ! À une époque si glorieuse pour la science de l’économie politique, et si décisive pour les luttes intellectuelles qui agitèrent le siècle suivant, et qui agitent encore notre époque, les réflexions économiques s’élevèrent durant cette époque à un degré inconnu jusqu’alors : au degré de la science.

Plus qu’aucun autre, Guillaume-François Le Trosne contribua à cette évolution. Principal membre de la fameuse école de Quesnay, les Physiocrates, ou, comme on les appelait à l’époque, la « secte des économistes », Le Trosne fut aux premières loges de la naissance de la science économique, et l’un des plus ardents et des plus efficaces promoteurs de ses principes. Ses Écrits économiques, qui couvrent toute la période de l’éclosion de la pensée économique scientifique, rendent compte de l’importance de sa contribution. Elles illustrent aussi la force de son caractère, la finesse de ses conceptions, et le courage, l’admirable courage avec lequel il les professait.

Né le 13 octobre 1728 à Orléans d’un père secrétaire du Roi et juge dans cette même ville, Guillaume-François étudia d’abord le droit et se destina à la Magistrature. À vingt-ans, il se retrouvait ainsi élève du juriste Robert-Joseph Pothier, qui le marquera fortement de son empreinte. Avec Maître de Guienne, il assista Pothier dans l’écriture de ce qui sera son chef d’œuvre : les Pandectes de Justinien, dont la parution s’étendit de 1748 à 1752.

En 1753, devenu avocat, Le Trosne s’installa dans la ville d’Orléans. Sa nouvelle occupation, à laquelle il consacrera vingt années de sa vie, le gardait encore très éloigné des milieux intellectuels — un éloignement que son ancrage géographique, de toute évidence, renforçait encore. En cette même année de 1753, pourtant, la science de l’économie politique recevait nombre de contributions historiques. Tandis qu’à Versailles, François Quesnay, médecin du Roi, délaissait peu à peu la chirurgie pour diriger ses réflexions vers l’économie, le marquis d’Argenson et Vincent de Gournay, bientôt rejoints par Turgot, agitaient déjà la scène intellectuelle. En septembre 1753, Gournay expliquait notamment que « ces deux mots, laisser faire et laisser passer, étant deux sources continuelles d’actions, seraient donc pour nous deux sources continuelles de richesses ». Quant au marquis d’Argenson, il avait déjà écrit, pareillement, que « pour gouverner mieux, il faudrait gouverner moins », et s’était écrié, d’une façon célèbre : « Laissez-faire, morbleu, laissez-faire ! »

De manière plus spécifique, la question du commerce des grains, à laquelle Le Trosne consacrera son premier écrit économique, et qui restera un thème central pour l’économie politique des Physiocrates, commençait à recevoir la plus vive attention. Les plaintes nombreuses énoncées par Pierre Le Pesant de Boisguilbert, dans son Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains (1707) et dans ses divers autres écrits, avaient très tôt signalé l’urgence d’une libéralisation. Les grands économistes écrivant au cours de la première moitié du dix-huitième siècle, adressèrent le sujet : Jean-François Melon, dans son Essai politique sur le commerce (1734), Nicolas Dutot, avec ses Réflexions politiques sur les finances et le commerce (1735), et Richard Cantillon, dont l’Essai sur le Commerce, se diffusa à l’état de manuscrit de la mort de l’auteur en 1734 jusqu’à sa parution finale en 1755.

À partir de 1750, la France, confrontée aux mauvaises récoltes et à l’approvisionnement difficile de certaines régions, vit revenir ce grand sujet avec une vigueur inouïe. « Vers 1750, raconta Voltaire, la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, de romans, d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les blés. » En vérité, dès 1748, Claude Dupin publiait un Mémoire sur les blés, défendant une libre exportation et une importation soumise à des droits de douane selon une échelle mobile. La question du commerce du blé redevait brûlante.

En 1754, Claude Jacques Herbert écartait comme nuisibles les quelques dispositions réglementaires admises par Dupin, et, revenant aux réclamations de Boisguilbert, il se prononçait pour une liberté complète. Peu surprenant, ainsi, que son Essai sur la police générale des grains ait été particulièrement apprécié par le marquis d’Argenson. « Je viens de lire une nouvelle brochure ayant pour titre Essai sur la police générale des grains, notera-il ainsi dans son journal. On y propose de laisser ce commerce tout à fait libre, et l’on montre que par là l’on aurait en tout temps autant de blé qu’il en faudrait, même dans les années les plus stériles. Enfin j’ai donc lu un ouvrage dans mon goût, par où la liberté parfaite du commerce produirait la meilleure police. » Peu contestée en théorie, la liberté du commerce des grains ne recevait d’opposition véritable que par la législation française, qui conservait toute la force prohibitive qu’on lui avait jadis fournie.

La décennie 1750-1760, ainsi, verra une profusion d’ouvrages et de brochures venant réclamer la libéralisation du commerce des blés, ou, moins fréquemment, pour défendre les règlements. Le plus significatif de ces ouvrages, outre le très fameux Ami des Hommes, ou Traité de la population (1756) du marquis de Mirabeau, les Observations sur la liberté du commerce des grains (1759), par Claude-Humbert Piarron de Chamousset.

Cette profusion, encore le résultat d’un intérêt vif pour cette question du commerce des grains, gagna encore en ampleur avec la constitution d’une véritable école de pensée économique dévouée à la défense de la liberté économique. Le mouvement physiocratique, en effet, était en train de se constituer. En 1756, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert publia les premiers articles du futur maître François Quesnay, dont « Fermiers », « Grains », et « Hommes ». L’année suivante, le marquis de Mirabeau, jouissant alors d’une popularité considérable après la publication de l’Ami des Hommes, rencontre Quesnay et se convertit à sa doctrine. Le Tableau économique, schématisation de la pensée économique des Physiocrates, sort des presses royales en 1759, et la Théorie de l’impôt, rédigée par Mirabeau avec l’aide de Quesnay, paraît en 1760.

Ces premières réalisations, à une époque à ce point passionnée par les questions économiques, ne tardèrent pas à se diffuser, et Le Trosne ne tarda pas à joindre le mouvement. En juin 1762, déjà, il participa à la fondation de la Société royale d’agriculture de la généralité d’Orléans, et en devint un collaborateur régulier. Son intérêt pour les questions économiques atteignit un point de non-retour. L’année suivante, il prononça un discours intitulé « Vues sur la justice criminelle » qu’il fit paraître accompagnées de « Notes économistes ». C’était la première fois que le terme d’économiste était utilisé ; ce n’est qu’en 1766, dans les Éphémérides du Citoyen, qu’il sera employé à nouveau. En cette même année de 1763, conséquent avec lui-même, et avec ses premières idées en matière de théorie économique, Le Trosne rejoignit l’école de F. Quesnay, tout juste enrichie d’un autre membre d’importance : Dupont de Nemours.

C’est de cette époque que datent ses premiers écrits. En 1764, formé à l’économie mais ayant toujours l’esprit centré sur les questions de jurisprudence et de droit pénal, il rédigea un Mémoire sur les vagabonds et les mendiants, qui annonça en quelque sorte sa transformation en économiste.

Elle fut accomplie en 1765, quand il se mit à écrire dans les colonnes du Journal de l’agriculture, du commerce et des finances. En mars 1765, il donna une longue « Lettre sur la concurrence des vaisseaux étrangers pour la voiture [entendez : pour le transport] de nos grains ». Ce fut dès lors pour lui un intérêt constant : en septembre de la même année, il publia une longue « Lettre sur la cherté des grains en Angleterre », avant de faire paraître, en janvier 1766, une brochure dont le titre trahi bien son engagement et ses convictions : La liberté des grains toujours utile et jamais nuisible. Cette brochure, considérée comme un chef d’œuvre par l’école de Quesnay, fut diffusée en grand nombre dans le Limousin par Turgot, alors intendant dans cette généralité.

En 1766, Le Trosne était devenu un véritable disciple du maître François Quesnay, dont il vantait « la profondeur et la sublimité du génie ». Son engagement en faveur des théories économiques physiocratiques, qu’il avait fait siennes dès cette époque, allait produire des fruits inespérés. Ses origines, son nom, et son talent d’auteur, constituaient déjà un capital à très forte valeur. Avec raison, Weulersse écrivit sur Le Trosne : « Fils d’un conseiller du roi au baillage d’Orléans, élève de Pothier, installé depuis onze ans dans l’office d’avocat du roi à la même cour, magistrature qu’il devait exercer d’une manière brillante pendant 22 années, il apportait à l’École le précieux appoint d’un nom et d’une situation honorables, d’un talent juridique et philosophique vigoureux, même d’une plume sobrement élégante. » Et pourtant, non content d’apporter sa réputation et son talent, Le Trosne usa aussi de sa force persuasive pour faire entrer dans les rangs de l’école physiocratiques de nouveaux disciples.

Le premier résultat de cet effort fut la conversion de Nicolas Baudeau. L’abbé Baudeau dirigeait déjà les Éphémérides, pas encore passé à la physiocratie, et y faisait paraître des articles légèrement mercantilistes : suffisamment pour agacer un économiste comme Le Trosne, mais pas assez pour rendre une conversion impossible. Notre auteur songea donc à répondre. « L’auteur [des Ephémérides] a beaucoup d’esprit, une facilité surprenante, un zèle incroyable pour le bien ; mais ses principes n’étaient pas toujours exacts. J’ai pris la liberté de le mettre en garde contre ses principes et de l’engager à les approfondir. » En mars 1766, il envoya donc lettre à l’abbé Baudeau, l’invitant à réviser son jugement sur un certain nombre de points de doctrine. Ce dernier prépara neuf lettres de réfutation, et envoya la première à Le Trosne qui, une fois l’ayant reçue, la fit paraître dans le Journal de l’Agriculture, du commerce et des finances, accompagnée d’une demi-page d’observations critiques. Ce fut, semble-t-il, ce qui provoqua l’adhésion de Baudeau au système de Quesnay. Dupont de Nemours, racontant l’épisode, écrira de manière quelque peu emphatique : « Le Trosne eut le bonheur de bien saisir le point de la question : l’âme honnête et le génie perçant de M. l’abbé Baudeau en furent frappés ; il renonça à ses huit autres lettres ; il vint trouver son confrère. Tous les deux s’expliquèrent, s’entendirent, s’embrassèrent, se promirent d’être toujours compagnons d’armes, frères et émules. »

Durant les quelques dix années que dura la mode physiocratique, Le Trosne fut, avec Dupont de Nemours, le défenseur le plus profond, le plus original, et le plus influent de l’école de Quesnay. Davantage que son jeune acolyte, même, il chercha à approfondir quelques points de doctrines dans de volumineux ouvrages de théorie économique, comme De l’intérêt social ou De l’ordre social.

Dans chacune de ces publications se fait sentir la puissance incroyable d’un esprit qui perdit peu à son inféodation à une école, et qui, malgré une formation de magistrat prédisposant peu à la remise en cause profonde des institutions apparemment « éternelles » de la France, s’efforça toujours de critiquer les formes de servitude que permettait encore la France. Ce faisant, lui reprocha Tocqueville, il était inconscient des effets profondément révolutionnaires que ses critiques pouvaient produire. « Le Trosne, écrira-t-il, est un magistrat paisible, ami de l’ordre, de la justice, de la religion, et même assez respectueux pour les droits acquis, et qui, dans la tranquillité et du fond de son cabinet, trace le plan de changements dans lesquels il ne voit point la grande Révolution qu’ils renferment. » Il est possible en effet de supposer que Le Trosne ne vit pas venir la Révolution, et même qu’il la provoqua sans la désirer. Ce faisant, il se fait l’esprit du siècle, et le représentant du peuple, qui le suivit dans cet aveuglement.

L’esprit du siècle, en tout cas, est tout entier dans ses écrits économiques.

 

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