Deux ans après la débâcle de la guerre franco-prussienne et les troubles de la Commune de Paris, l’économie française est encore en convalescence quand Paul Leroy-Beaulieu écrit le premier éditorial de son journal L’Économiste français. Évoquant la réforme des traités de commerce, alors pendante, il recommande la prolongation du régime de libre-échange inauguré en 1860 comme une mesure temporaire de bon-sens, qui doit permettre le rétablissement de la fortune publique et privée, mise à mal par les récents évènements.
Paul Leroy-Beaulieu, « L’industrie et les taxes douanières »,
L’Économiste français, 19 avril 1873.
Il y a deux ans que la France a subi une effroyable crise où sa fortune a failli sombrer pour toujours. Depuis lors elle s’est relevée et la santé lui est peu à peu revenue ; il est incontestable que notre convalescence a été rapide et qu’elle se soutient : nous ne dirons pas que notre guérison ait été merveilleuse, ni qu’elle soit complète, parce que nous n’aimons pas les grands mots et que l’optimisme, à nos yeux, est toujours un danger.
Notre pays avait à réorganiser tous ses services administratifs et en particulier celui des finances. On peut dire aujourd’hui qu’il a grandement avancé, si ce n’est terminé, cette œuvre de restauration. Ce qu’il faut maintenant à notre gouvernement, c’est surtout de la prudence : l’écueil qu’il doit éviter, c’est de peser par de fausses mesures sur les ressorts principaux de la prospérité nationale. Le poids des charges que nous avons à supporter est énorme, mais enfin si on le répartit équitablement sur tous les membres, chacun d’eux ayant une part proportionnelle à sa force, le fardeau total sera porté non pas sans gêne, ni fatigue, mais sans épuisement. Si, au contraire, la presque totalité des charges nationales est imposée à un seul membre, celui-ci sera écrasé et le corps entier se trouvera bientôt réduit à l’impuissance et comme paralysé. Or, il nous paraît que jusqu’ici les mesures fiscales et douanières ont principalement pesé sur une catégorie de contribuables, celle qui exerce les professions industrielles et commerciales.
Nous ne ferons pas l’énumération de toutes les mesures qui directement ou indirectement ont pour effet de frapper l’industrie : augmentation de droits de tous genres et dont quelques-unes ne sont pas productives. Nous n’examinerons pas non plus aujourd’hui la question de l’accroissement de l’impôt sur les patentes, qui méritera une étude minutieuse et spéciale. Nous nous contenterons de discuter l’aggravation de charges qui résulterait, pour l’industrie et le commerce de la France, des nouveaux traités conclus avec la Belgique et l’Angleterre s’ils venaient à être ratifiés par l’Assemblée nationale.
La question des nouveaux traités de commerce n’est pas une question de protection ou de libre-échange. Il faut faire disparaître sur ce point toute équivoque. Que de fois n’entendons-nous pas dire : les nouveaux traités sont violemment attaqués par les protectionnistes, donc ils doivent être soutenus par les libres-échangistes ! Nous avouons que la force de ce raisonnement nous échappe. Grâce au ciel, les commerçants et les industriels français ne sont pas divisés en deux camps dont l’un regarde comme un bien tout le mal qui arrive à l’autre. Il se peut qu’une même mesure soit également contraire aux intérêts des protectionnistes et aux intérêts des libres-échangistes : dans ce cas l’unanimité de la résistance est les démonstration irrécusable que la mesure est funeste au pays.
Nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître que les idées de M. Thiers ne se soient assez notablement modifiées, et, selon nous, dans le sens de la raison et du progrès ; il a renoncé à bouleverser de fond en comble le régime sous lequel le pays a vécu, non sans prospérité, depuis treize ans. Dans les nouveaux traités, il a entendu faire une œuvre fiscale et non pas une œuvre de parti démocratique. Néanmoins, en constatant le changement qui semble s’être accompli dans les principes de M. le président de la République et en applaudissant à une demi-conversation, nous ne pouvons suivre le gouvernement dans la voie où il reste encore engagé, ni accepter les mesures qu’il propose.
Nous aurions bien des reproches de détail à faire aux nouveaux traités. Si partisans que nous soyons des relations internationales faciles et sûres, nous croyons qu’il y a quelque imprudence politique à concéder à perpétuité, à un pays étranger, la clause de la nation la plus favorisée, comme le fait le traité avec l’Angleterre. Quoique nous soyons l’ennemi déclaré des surtaxes dont on a voulu grever les produits entrant en France par la frontière de terre, il nous semble que l’abolition de la surtaxe d’entrepôt devrait précéder l’adoption du traité avec la Belgique, qui accorde à cette puissance la faculté d’introduire en franchise de droits un certain nombre de matières importantes, quelques que soient l’origine et la provenance de ces matières.
Mais nous passons sur ces critiques de détail, et nous arrivons aux objections principales. Ce que nous reprochons surtout aux nouveaux traités, c’est d’imposer à l’industrie des sacrifices hors de toute proportion avec le bénéfice que le Trésor en pourrait retirer.
Le bénéfice que le Trésor pourrait obtenir des nouveaux traités est, en effet, assez faible, et il s’amoindrirait de jour en jour. Jadis, quand M. Pouyer-Quertier proposa son fameux impôt sur les matières premières, il avait en vue un rendement de 180 millions. Le projet n’en était pas moins mauvais à notre avis, et nous l’avons combattu à outrance ; mais enfin le bénéfice espéré pour l’État était fort gros, et l’on pouvait, à la rigueur, comprendre que, pour mettre la main sur 180 millions, on se lançât dans les aventures.
Aujourd’hui, il ne s’agit plus de 180 millions, mais seulement de 93 : encore avons-nous tort d’écrire ce chiffre, car le gouvernement sait très bien que cette somme de 93 millions devra subir une réduction de près d’un tiers. En effet, l’administration ne se dissimule pas que pour obtenir le consentement des puissances étrangères, elle sera obligée à des concessions, c’est-à-dire à des réductions de droits : on a proposé à l’Italie une diminution sur les huiles d’olive et, croyons-nous aussi, sur la soie ; à l’Autriche et à la Suisse on offre une diminution des droits sur les bois. D’un autre côté, le gouvernement est trop clairvoyant pour ne pas se rendre compte qu’il ne peut continuer à vouloir violer l’article 7 de la loi du 26 juillet, en frappant les matières premières d’une foule d’objets manufacturés pour lesquels il n’a pas été stipulé de droits compensateurs. Il se verra donc dans la nécessité d’abandonner les perceptions espérées sur une foule de menus articles. De cette manière, les 93 millions seraient réduits à 65 ou à 66.
Or, est-ce là une somme suffisante pour justifier les inquiétudes où l’on va plonger l’industrie et les charges dont on va écraser plusieurs branches de notre production ? Les nouveaux traités nuiraient de deux manières différentes à l’industrie et au commerce français : d’abord en ne restituant pas à l’exportation de la plupart des articles manufacturés les droits perçus sur les matières premières, ensuite en prolongeant de deux, trois ou quatre années l’incertitude qui pèse actuellement sur les affaires.
Nous avouons qu’il n’entre pas dans notre esprit que l’on puisse mettre un droit même de 2,5 ou de 3% seulement sur la laine ou sur la soie sans rien restituer à la sortie des soieries ou des lainages. Cet impôt nous paraîtrait singulièrement inique et véritablement excessif : inique parce qu’il pèserait seulement sur une classe de contribuables, les industriels, et même sur une fraction seulement des industriels, les exportateurs ; excessif en outre, parce qu’un droit de 2,5 ou de 3% à l’entrée des matières premières représenterait une part considérable du bénéfice de l’exportation. On se récrierait si le gouvernement mettait un impôt de 10% sur tous les revenus; mais que fait aujourd’hui le gouvernement, si ce n’est de proposer un impôt de 15, 20, 30%, quelquefois plus, sur les bénéfices des fabricants de tissus de laine et de soie qui travaillent pour l’exportation.
Le plus grand tort, cependant, que causeraient les nouveaux traités de commerce, c’est la prolongation de l’incertitude où se trouvent depuis deux ans nos industriels et nos commerçants. Pour peu que l’on soit de bonne foi, on ne peut se dissimuler que les négociations avec les puissances étrangères seront longues, en supposant même qu’elles doivent aboutir. Elles ne peuvent guère durer moins de 18 mois ou de 2 ans ; dans notre opinion, elles dureront davantage. Or, est-il admissible que l’on tienne ainsi, pendant des années, une grande nation dans l’ignorance du régime douanier qui la régira le lendemain ? Comment peut-on espérer que notre convalescence se change en complète guérison, si notre esprit doit rester toujours inquiet en face de droits établis par des lois, et dont l’application est suspendue jusqu’à un moment que personne ne peut prévoir ?
Aussi croyons-nous que les nouveaux traités de commerce doivent être repoussés de toutes parts. La prolongation du régime de 1860 jusqu’à 1877 est la seule solution qui soit raisonnable et pratique. L’industrie et le commerce, dégagés des incertitudes actuelles, se remettront au travail ; les plus-values d’impôt pourront alors se maintenir ou peut-être s’accroître ; par le raffermissement de la prospérité générale, le Trésor retrouvera une partir des 65 ou 66 millions qu’il pouvait espérer de l’application des lois sur les matières premières ; quant à ce qui lui manquerait encore, il ne sera pas impossible d’y pourvoir, soit par des économies, soit par des réformes dans l’assiette ou dans la perception de certains impôts actuels.
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